2. Marivaux et la structure profonde

Comme on a créé des catégories spécifiques pour rendre compte de l’œuvre de Marivaux (cf. les données dans le tableau ci-dessous, p. 29), les critiques ont aussi appliqué à cet auteur des théories visant à définir précisément sa structure. Nous mettrons en perspective les approches de J. Rousset (1995) et d’A. Spacagna (1978) et montrerons comment nous situons notre réflexion par rapport à ces propositions fondatrices.

Le célèbre article de J. Rousset, “Marivaux et la structure du double registre”, repris dans Forme et signification, a connu un destin heureux. J. Rousset développe une argumentation habile qui part de Marivaux, passe par le roman et aboutit au théâtre. Il montre en effet que le rapport regardant-regardé est partout présent dans l’œuvre marivaudienne. Marivaux lui-même se présente comme un guetteur à l’affût de spectacles à observer. Dans le roman à la première personne, le couple regardant-regardé se trouve rassemblé dans le même personnage, alors qu’au théâtre il est dissocié ; le rôle du regardant est attribué à des personnages latéraux. À partir de ce qu’il nomme “le double registre”, J. Rousset déduit plusieurs éléments qui concernent la composition de la pièce ou sa fin :

‘“De ce point de vue, toute pièce de Marivaux pourrait se définir : un organisme à double palier dont les deux plans se rapprochent graduellement jusqu’à leur complète jonction. La pièce est finie quand les deux paliers se confondent, c’est-à-dire quand le groupe des héros regardés se voit comme les voyaient les personnages spectateurs. Le dénouement réel, ce n’est pas le mariage qu’on nous promet au baisser du rideau, c’est la rencontre du cœur et du regard”  64  ;

“Un duo valet-soubrette n’est jamais là pour lui-même, et il n’est pas là seulement pour donner une version un peu grotesque de ce qui se passe et se dit à l’étage des maîtres, comme c’est le cas dans beaucoup de comédies du XVIIe siècle ; il est là comme l’ombre qui précède le corps : le prochain duo entre les héros. Il est un élément de structure”  65  ;

“Troisième forme de communication entre les deux paliers : le spectacle que les héros donnent aux acteurs témoins, introduisant ainsi subtilement et sans le dire une légère comédie dans la comédie”  66 .’

Le double registre permet donc de rendre compte d’un double niveau de personnage mais aussi de la fonction des personnages regardants qui doivent à la fois faire parler les per­son­nages regardés et traduire leurs propos.

La critique qu’apporte J. Derrida (1979) à cette formalisation nous semble injustement sévère. Taxant J. Rousset d’ultra-structuralisme, il lui reproche d’accorder “dans ses analyses un privilège absolu aux modèles spatiaux, aux fonctions mathématiques, aux lignes et aux formes” (p. 29), c’est-à-dire qu’il le rend coupable de géométrisme. En même temps, il met en garde plus généralement contre les risques d’une telle méthodologie : le premier risque consiste à réorganiser une œuvre en lui fixant comme seul objectif la réalisation d’un modèle ; le deuxième est dans l’attribution d’une priorité à la spatialisation au détriment de la temporalité ; le troisième est le manque d’inscription dans une époque  67 .

Le jugement est excessif, d’une part parce que, dans l’article critiqué, il nous paraît justement que J. Rousset n’abuse pas de la figure géométrique, laquelle y a une pure valeur de métaphore. En outre, son propos n’est jamais coupé de la dimension dramaturgique : la question du personnage est problématisée théâtralement.

A. Spacagna (1978), quant à lui, annonce très explicitement son projet dès le sous-titre : À la recherche d’une structure profonde du théâtre de Marivaux.

Il travaille sur la question de l’identité et de la variation. Il apporte un éclairage intéressant :

‘“Chaque pièce est absolument unique car elle contient toujours un certain nombre d’éléments structurels particuliers, non repris ailleurs (situation différente, détails féeriques ou autres, personnage nouveau) combinés et développés d’une manière originale et en même temps (…) elle adhère très fortement à l’ensemble de l’œuvre”  68 .’

La structure profonde se doit de tenir compte de la dose d’invariants et de variantes. A. Spacagna élabore ce qu’il nomme une “triade dynamique”  69 , qu’il définit ainsi :

‘“Unité fondamentale ou loi de l’œuvre, tel serait le jeu incessant entre deux pôles (…). D’un côté Eros ou le principe vital : obscur, spontané ou authentique, cherchant l’union, de l’autre Logos ou l’esprit : clair mais susceptible de visions irréelles et cherchant plutôt le refus, la séparation. Le troisième pôle, lieu de leur manifestation, de leur conjonction (…) et de leur conflit est le corps expressif, le corps en tant qu’instrument global de la communication. Ce pôle intermédiaire, sorte d’’autre scène’, comporte une double orientation : celle 1. des symptômes, des indices et des signes (vers Eros), celle 2. de la parole (plutôt du côté du Logos) (…). Les pièces ‘entre le oui et le non’ se présentent alors comme autant de variations formelles ou de transpositions concrètes de cette dialectique originelle”  70 .’

Cette triade, qu’A. Spacagna représente comme un triangle, est théoriquement séduisante mais se révèle décevante dans l’application qu’il en fait à l’étude précise de L’Épreuve (p. 313-394).

S’ajoute à cette première formalisation un niveau 2, appelé “métonymique” ou “syntagmatique”, qui vise à montrer “les corrélations externes et internes (d’une pièce aux autres et à l’intérieur de la même pièce)”. Cependant, la corrélation qui semble se référer à la structure, comme le montrent d’ailleurs les autres expressions utilisées (“les principaux noyaux ou éléments structurels récurrents”) 71 est en fait ramenée à un niveau thématique 72 .

On a donc le sentiment que cette étude tend vers l’hyperstructuralisme 73 , avec une formalisation et une conclusion intéressantes, mais qui tend à couper radicalement le lien avec la dramaturgie et même la théâtralité  74 pour se référer, au mieux, au thématisme. Ce défaut est d’autant plus surprenant qu’A. Spacagna l’avait anticipé en signalant la critique faite à J. Rousset par J. Derrida.

Le problème de J. Rousset est d’un autre ordre même si le terme de structure est encore beaucoup utilisé. On sait que le projet du critique, comme il l’expose lui-même longuement dans l’introduction de Forme et signification, consiste à “saisir des significations à travers des formes, dégager des ordonnances et des présentations révélatrices, déceler dans les textes littéraires ces nœuds, ces figures, ces reliefs inédits qui signalent l’opération simultanée d’une expérience vécue et d’une mise en œuvre”  75 . Nos réserves ne portent pas sur la démarche mais sur le décalage entre un corpus relativement limité et un discours très généralisant  76 . En outre, le raisonnement à partir des emplois ne permet pas de rendre compte des différences de fonctionnement de personnages à l’intérieur des pièces : nous ne pensons pas, par exemple, qu’Hortense, personnage du Legs dont l’initiative enclenche l’action, soit un “témoin” au même titre que les “valets et soubrettes”  77 .

Notre thèse a pour ambition de réconcilier structure et dramaturgie à partir de la question du dénouement. La poétique marivaudienne sera explorée dans un corpus restreint mais cohérent, celui des pièces en un acte  78 . En effet, nous pensons que l’absence de séparation en actes et l’obligation qui en résulte de ramasser l’action dans le cadre du temps scénique, permettra d’observer les mécanismes précis qui mènent au dénouement et l’organisent. La poétique marivaudienne se lira donc à partir d’une poétique du dénouement dans lequel se cristallisent fin de texte, fin de l’action, fin de la parole des personnages.

Notes
64.

J. Rousset (1995), p. 58.

65.

Ibid. p. 59.

66.

Ibid.

67.

Cf. J. Derrida (1979), p. 37.

68.

A. Spacagna (1978), p. 428.

69.

A. Spacagna (1978), p. 422.

70.

A. Spacagna (1978), p. 422-423.

71.

A. Spacagna (1978), p. 424.

72.

Cf. la liste donnée par A. Spacagna (1978), p. 424 : “la surprise, la confidence, le serment, l’épreuve, l’aveu, la preuve, le stratagème, l’inconstance, l’interprétation, la ressemblance, le déguisement, l’amitié”.

73.

C’est le reproche que fait J. Derrida (1979) à J. Rousset (1995).

74.

Dans le sens où l’a définie R. Barthes (1984), p. 41-42 ou selon J. Féral (1988).

75.

J. Rousset (1995), p. I.

76.

Cf. “Toute pièce de Marivaux est une marche vers l’aveu” (p. 57) ; “la scène dominante de chaque acte est toujours la scène d’aveu”  (p. 57) ; “toute pièce de Marivaux pourrait se définir etc.” (p. 58) ; “le couple valet-soubrette (…) est toujours amoureux” (p. 58).

77.

D’autant moins que la justification de J. Rousset est essentiellement psychologisante : cf. p. 55.

78.

Comme nous l’avons dit, sera considérée la fragmentaire Femme fidèle.