Notre thèse est clairement et sans ambiguïté une recherche sur le dénouement dans les pièces en un acte de Marivaux. Nous devrons donc examiner une forme dans une forme à l’intérieur d’une œuvre. Il n’y sera pas question d’histoire littéraire : nous ne confronterons pas Marivaux à ses sources ni à ses contemporains, ni ses pièces en un acte aux pièces en un acte de précurseurs, de contemporains ou de successeurs. Nous adopterons la déclaration de principe de J. Rousset (1995), dans son introduction : “aussi l’analyse portera-t-elle sur l’œuvre seule, dans sa solitude incomparable” (p. X-XI).
Au-delà d’un postulat de recherche, nous pensons qu’une telle procédure se justifie par la spécificité de l’œuvre dramatique de Marivaux, maintes fois soulignée.
Déjà les contemporains de Marivaux insistaient sur son originalité, en assortissant souvent cette assertion de jugements négatifs. Ils prétendaient, en effet, que Marivaux se répétait à l’envi, écrivant toujours la même pièce. Dès 1743, d’Argens affirmait ce qui allait devenir un poncif :
‘“il y a dans ses pièces, d’ailleurs très jolies et très amusantes, un défaut, c’est qu’elles pourraient presque toutes être appelées La Surprise de l’amour” 79 .’Les critiques d’aujourd’hui reformulent cette appréciation négative à l’aune du couple de notions répétition-variation 80 . Cela n’est pas sans conséquence, car la variation induit l’idée d’un projet artistique conscient et construit, alors que la notion de répétition suggère implicitement l’incapacité à produire autre chose que le même.
Par un effet de mise en abyme, la question de la répétition et de la variation, présentée comme un fonctionnement de l’œuvre, est montrée aussi à l’intérieur de chaque pièce 81 . M. Gilot (1998) décrit finement les modalités qu’elle revêt :
‘“Ou bien encore les effets de théâtre dans le théâtre, ou la rigoureuse géométrie qui permet de voir s’étaler, d’acte en acte, des relations signifiantes entre les grandes scènes, symétrie, renversements, variations, le recours aux ‘moyens de composition qui sont ceux de la peinture, de la musique ou de l’architecture’ 82 , et dont Claude Simon parlait dans un entretien récent avec Philippe Sollers (Le Monde du 19 septembre 1997) : répétition d’un même élément, variante, associations, oppositions, etc.” (p. 209) 83 .’Unité et variation de l’œuvre. Unité et spécificité aussi.
L’œuvre marivaudienne a suscité de nombreux classements 84 . Mais ces typologies affrontent plusieurs difficultés de désignation. En voici un bref panorama, pour les pièces de notre corpus.
Pièces | Larroumet | Arland | Deloffre/Rubellin | Coulet/Gilot |
Le Père prudent et équitable | - | comédie d’intrigue | th. et formes trad. / amour et préjugé | - |
Arlequin poli par l’amour | féerie | comédie d’amour | naissance de l’a. | féerie |
Le Dénouement imprévu | surprise de l’amour | comédie d’intrigue | inconstance | jeu de libération |
L’Île des esclaves | comédie philosophique | comédie sociale ou philosophique | utopie sociale | jeu de vérité |
L’Héritier de village | comédie de mœurs | comédie morale de mœurs | comédie de mœurs | jeu de libération |
Le Triomphe de Plutus | comédie mythologique | comédie morale allégorique | pièce allégorique | - |
La Réunion des amours | com. mythol. | com. morale allég. | pièce allégorique | jeu de leurre |
L’École des mères | comédie de mœurs | com. morale de mœurs | école | jeu de libération |
La Méprise | surprise de l’amour | comédie d’intrigue | th. et f. trad. | jeu de leurre / surprise sans rév. |
Le Legs | surprise de l’amour | com. morale de caractère | comédie de caractère | antiphrase des jeux de séduction |
La Joie imprévue | comédie de mœurs | comédie d’intrigue | th. et f. trad. / amour et préjugé | épreuve organisée |
Les Sincères | comédie de mœurs | com. morale de caractère | inconstance / com. de caractère | épreuve organisée |
L’Épreuve | comédie de mœurs | comédie d’amour | épreuve | épreuve organisée |
La Commère | - | - | comédie de mœurs | épreuve organisée |
La Dispute | comédie héroïque | comédie d’amour | naissance de l’a. / épreuve | épreuve organisée |
Le Préjugé vaincu | comédie de mœurs | comédie morale de caractère | amour et préjugé | épreuve organisée |
La Colonie | comédie philosophique | - | utopie sociale | jeu de vérité |
La Femme fidèle | drame bourgeois | drame bourgeois | épreuve | épreuve organisée |
Félicie | féerie | comédie morale allégorique | naissance de l’a. / école | épreuve organisée |
Les Acteurs de bonne foi | fantaisie | fantaisie exemplaire | fiction dans la fiction | épreuve organisée |
La Provinciale | - | - | comédie de mœurs | épreuve organisée |
Quelques remarques s’imposent. Tout d’abord, les catégories génériques habituelles (comédie d’intrigue, de caractère, drame bourgeois) ne produisent pas de consensus 85 .
Ensuite, les critiques sont conduits, pour rendre compte du théâtre marivaudien, soit à inventer une terminologie ad hoc (cf. “jeu de vérité”, “jeu de libération”), soit à sortir de l’œuvre inventoriée elle-même les catégories qui en rendent compte : ainsi L’École des mères est une “école”, La Femme fidèle une “épreuve”, La Méprise une “surprise de l’amour”.
Le théâtre de Marivaux semble donc affirmer sa spécificité et inciter le chercheur à la plus grande prudence face à la piste possible de l’attribution à un genre 86 .
Notre projet prendra donc comme base de travail non pas la pièce en un acte en tant que sous-genre spécifique mais la pièce en un acte comme relevant uniment et globalement du genre comique 87 .
Le dernier volet de ces partis pris concerne le dénouement en lui-même. Cette thèse ne peut faire l’économie d’une réflexion théorique sur le dénouement, qui s’inscrit à un double niveau. Il s’agit tout d’abord de clarifier le rapport entre terminologie et concept : quel sens précis le terme de dénouement recouvre-t-il ? comment se distingue-t-il de la catastrophe 88 , par exemple ? D’autre part, comment le dénouement se définit-il dans une réflexion plus globale sur les problématiques de la fin 89 et comment se trouve-t-il à l’articulation entre thématique 90 , dramaturgie et structure 91 ?
Dans Réflexions historiques et critiques sur le goût et sur les ouvrages des principaux auteurs anciens et modernes. Cité par F. Deloffre et F. Rubellin (2000), p. 2054. Citons, extraits de la même édition, d’autres jugements abondant dans le même sens : Lessing (1767), dans Dramaturgie de Hambourg, cité p. 2059 : “Les pièces de Marivaux, malgré la diversité des caractères et des intrigues, ont entre elles un grand air de ressemblance” ; Palissot (1764), dans Nécrologe des hommes célèbres de la France, cité p. 2063 : “On remarque d’ailleurs, dans les pièces de M. de Marivaux, une monotonie qui suffirait seule pour justifier ce que nous avons dit ailleurs du cercle étroit de ses idées. Presque toutes ses pièces sont des surprises de l’amour. Il semble avoir épuisé cette situation favorite à laquelle il revient sans cesse, et qui est l’âme de la plupart des comédies qu’il a données aux deux théâtres” ; d’Alembert (1785), cité p. 2080 : “on l’accuse, avec raison, de n’avoir fait qu’une comédie en vingt façons différentes, et on a dit assez plaisamment que si les comédiens ne jouaient que les ouvrages de Marivaux, ils auraient l’air de ne point changer de pièce”…
Ainsi A. Spacagna (1978), p. 35 : “Marivaux s’imite lui-même, se pastiche et aussi se rature, s’élimine, s’efface. C’est là qu’ont leur source les jeux de miroir sans fin, les parties de cache-cache avec soi-même mentionnés par tant de commentateurs”.
La question touche aussi le roman. Cf. A. Jugan (1978), notamment le chapitre I.
La comparaison de Marivaux avec des artistes d’autres domaines est un poncif. L’Affichard affirmait de lui en 1745 : “il écrit comme peint Chardin” (cité par F. Deloffre et F. Rubellin (2000), p. 2055) ; Lessing l’appelle “habile chorégraphe” (ibid., p. 2059). D’autres le voient musicien : cf. G. Macchia (1996), p. 10-12, A. Vitez (1985), p. 54 (“l’œuvre de Marivaux n’est faite que de variations sur un petit nombre de thèmes (…) comme une musique”), P. Jousset (1995), p. 34.
P. Jousset (1995) défend une idée comparable p. 42.
Cf. ceux de J. Fleury (1881), G. Larroumet (1894), M. Arland (1950), J. Fabre (1958), J. Ehrard (1974), N. Bonhôte (1974), H. Coulet et M. Gilot (1973), F. Deloffre et F. Rubellin (1992 et 2000).
J. Terrasse (1986), p. 26-27, estime que Marivaux n’a pas vraiment écrit de comédie de caractère. Pour une comparaison critique des classifications, cf. id., dans sa conclusion, p. 117-118.
M. de Rougemont (1988) avance un autre argument lié à l’époque : “La frontière des genres peut changer, et change souvent dans des périodes de transition telles que le dix-huitième siècle, selon que l’accent est ainsi mis sur leur structure ou sur leur but” (p. 21).
Cf. M. de Rougemont (1988) : “ce qui caractérise le mieux les grands auteurs comiques du dix-huitième siècle, Marivaux, Beaumarchais (…), c’est l’irréductibilité du genre comique à un modèle générique. On peut dire quelles pièces appartiennent au genre comique, mais on ne peut pas dire ce qu’est le genre comique en soi” (p. 29).
Sur ce concept, cf. les travaux d’H. Kuntz (1995, 1998 a, 1998 b, 2000). Son point de vue est nettement axé sur le drame contemporain. Également C. Naugrette-Christophe (1998).
Les analyses de P. Hamon (1975) ont entraîné un courant très intéressant sur les problématiques de la fin ; cf. la bibliographie thématique, en fin d’ouvrage. Une thèse a fait le point sur ces questions : cf. G. Larroux (1995). Mais ces recherches ont majoritairement concerné le roman. Lors d’un échange épistolaire, G. Larroux nous avait vivement encouragée à poursuivre cette recherche dans le domaine du théâtre.
On parle ainsi de “dénouement par mariage”.
De fait, le dénouement met en abyme les superpositions entre thématique, dramaturgie et structure que nous avons relevées déjà pour l’approche critique du théâtre de Marivaux.