a. reconnaissance et péripétie ; liens avec le dénouement

Le dénouement, selon le dogme aristotélicien, naît d’une péripétie ou d’une reconnais­sance. Sur le plan de la terminologie, reconnaissance et péripétie sont des notions équipollentes chez Aristote.

Il y a reconnaissance lorsque l’identité d’un personnage, ou un rapport particulier entre personnages (conjugal, filial, familial, amical), se révèle. Les espèces en sont nombreuses, selon que la révélation est simple (un seul personnage est brutalement détrompé, alors que l’autre était déjà au courant de la vraie situation), double (chacun apprend quelque chose de l’autre)  123 , multiple (la révélation vient de l’extérieur et surprend tous les personnages), et selon le mode de révélation (lettre, objet, cicatrice…). Ce qui est certain, c’est que si l’obstacle naît de l’erreur d’identité, la reconnaissance doit être différée le plus longtemps possible, ménagée le plus près possible de la fin. On voit donc le lien de cette notion avec le dénouement : elle en est un moyen, elle lui est subordonnée.

La péripétie, définie par Aristote dans la Poétique 52 a 22, est évoquée par d’Aubignac (1657) à côté de la reconnaissance : “changement dans les aventures du Théâtre par Reconnaissance de quelque personne importante, comme l’Ion d’Euripide, et par Péripétie, c’est-à-dire conversion et retour d’affaires de la Scène, lorsque le Héros passe de la prospérité à l’adversité, ou au contraire” (II, 5, p. 150). La péripétie est donc le retournement de situation (par exemple tel roi sort finalement vainqueur d’un combat inégal ou Untel gagne son procès) qui amène l’état final sur lequel se clôt l’action de la pièce. Son rapport au dénouement est comparable à celui de la recon­naissance : la péripétie provoque le dénouement.

L’équipollence de ces deux notions est entérinée par les doctes :

‘“Le dénouement se fait ordinairement par la péripétie, ou par la reconnaissance. La péripétie etc. (…). Le second moyen, qui est la reconnaissance, etc.”  124  ;

“La première <partie de la Fable Composée> est ce que les Grecs, ou pour mieux dire Aristote, appellent la Peripetie ; l’autre est la Reconnoissance…”  125 .’

Les deux moyens peuvent être couplés. Parmi les situations qu’envisage Aristote, reconnais­sance sans péripétie, péripétie sans reconnaissance, péripétie associée à la recon­naissance, c’est cette dernière qui a sa préférence. Le philosophe ne prescrit pas d’ordre, le présentant par là même comme indifférent. En réalité, on peut se demander si l’ordre est vraiment indifférent et, corollairement, s’il peut y avoir reconnaissance sans péripétie. En effet, on peut admettre qu’un événement extérieur, dont l’issue était indécise, intervienne et provoque le dénouement : c’est donc là une péripétie sans reconnaissance. Mais la révélation que constitue la reconnaissance paraît automatiquement provoquer un changement dans les personnages : d’ennemis ils deviennent frères, par exemple, et l’on voit que le nœud est dénoué par cette révélation et tout autant par la nouvelle situation ainsi créée. Il y a donc reconnaissance et péripétie. Que serait une reconnaissance qui ne viendrait pas bouleverser la situation antérieure ? Peut-il donc vraiment, malgré Aristote, y avoir reconnaissance sans péripétie ? Le manuscrit 559 lie bien la notion de reconnaissance à celle de péripétie, évoquée ici comme une révolution, et à celle de dénouement :

‘“<La détermination de l’un des deux à se faire reconnaître> doit toujours nouer ou denouer l’action ; c’est la même chose pour les reconnoissances de toutes les especes, par la regle generale que ce sont les grandes revolutions dans l’état des acteurs qui doivent causer les grandes révolutions dans la piece”  126 .’

On est tenté de dire que si la péripétie peut agir seule, la reconnaissance, en revanche, est couplée à la péripétie. Il en résulte que l’ordre n’est pas indifférent. Puisque la reconnaissance cause la péripétie, elle doit la précéder. La reconnaissance qui suit la péripétie est strictement inopérante  127 . Admettons qu’Untel ait gagné son procès et que l’indécision quant à l’issue du procès ait formé le nœud : c’est la péripétie, auto-suffisante pour dénouer la pièce ; si nous apprenons juste après qu’Untel et son adversaire sont en réalité père et fils (reconnaissance), et que le rideau se clôt sur cette révélation, le dénouement n’aura rien gagné en efficacité : l’obstacle avait déjà été levé, et il ne peut naître de cette reconnaissance superfétatoire qu’un sentiment de frustration occasionné par un dénouement incomplet (on aimerait savoir comment les deux intéressés réagissent) ou qu’un sentiment de longueur occasionné par un dénouement trop long (on aimerait bien se passer de leurs effusions, puisqu’il n’y a plus de problème).

Les doctes, pris en tenaille entre le dogme aristotélicien authentique et leur propre réflexion, fondée sur des pratiques contemporaines toutes différentes de celles du philosophe, entérinent l’équipollence des deux notions, comme Aristote, et en même temps rendent compte d’un rapport hiérar­chique, la reconnaissance étant alors annexée à la péripétie.

Ainsi La Mesnardière, qui tout au long de son chapitre VIII traite les deux notions à parité  128 , finit par un paragraphe qu’il intitule en marge “Dépendance de la Péripétie”, ce qu’il faut entendre paradoxalement comme “la reconnaissance est dans la dépendance de la péripétie” :

‘“il faut que la Reconnoissance produise de necessité vn Renuersement dans la Fable ; & qu’enfin cette partie est si dépendante de l’autre, que iamais elle n’arriue dans le Poëme tragicomique sans engendrer du bonheur à l’Innocent infortuné, ni iamais dans la Tragedie sans attirer l’infortune sur le coupable bien-heureux” (p. 106).’

Dans l’un de ses emplois, la péripétie englobe donc la reconnaissance, conçue alors comme un moyen de la péripétie. Or la reconnaissance est conçue fondamentalement comme un moyen du dénouement. Donc la péripétie est le dénouement… S’ajoute à cela un argument chrono­logique : comme il n’y a rien après le dénouement, et que le dénouement ne commence qu’avec la péripétie, il en résulte que la péripétie est l’élément par lequel se clôt la pièce  129 . On est donc tout près de pouvoir considérer que la péripétie, au lieu d’être subordonnée au dénouement, lui est consubstantielle, qu’elle est le dénouement.

À cet égard, les errements de l’article “Péripétie” dans Chamfort (1776) sont révélateurs :

‘“PÉRIPÉTIE. Dans le Poëme Dramatique, c’est ce qu’on appelle ordinairement le dénouement ; c’est la dernière partie de la Pièce, où le Nœud se débrouille, & l’action se termine (…). La Péripétie est proprement le changement de condition, soit heureuse ou malheureuse, qui arrive au principal Personnage d’un Drame, & qui résulte de quelque reconnoissance ou autre incident, qui donne un nouveau tour à l’action. Ainsi la Péripétie est la même chose que la Catastrophe, à moins qu’on ne dise que celle-ci dépend de l’autre, comme un effet dépend de sa cause ou de son occasion…”.’

De façon exemplaire, toutes les relations contradictoires se trouvent condensées dans cet article :

  1. la reconnaissance est subordonnée à la péripétie (“la péripétie… résulte de quelque reconnoissance ou autre incident”) ;
  2. la péripétie est le dénouement (“c’est ce qu’on appelle ordinairement le dénouement ”) ;
  3. la péripétie est la catastrophe (“la Péripétie est la même chose que la Catastrophe ”) ;
  4. la péripétie provoque la catastrophe (“celle-ci dépend de l’autre, comme un effet dépend de sa cause”)…

On conclura alors provisoirement de 2 et 3 que le dénouement est la même chose que la catastrophe et que les différentes notions envisagées dans cette analyse sont liées par des rapports de cause à effet :

reconnaissance  péripétie  dénouement / catastrophe (et dénouement = catastrophe  130 )

ou, variante :

reconnaissance  péripétie / dénouement / catastrophe

(et péripétie = dénouement = catastrophe)

Ou encore, hypothèse pessimiste, il n’y a rien à conclure de cette analyse sinon qu’elle témoigne d’une incohérence patente et d’un vagabondage terminologique absolument inquiétant.

Notes
123.

Cf. Chamfort (1776), sous “Reconnoissance” : “Elle est simple, lorsqu’une personne est reconnue par une autre, qu’elle connoît. Elle est double, quand deux personnes, qui ne se connoissent ni l’une ni l’autre, viennent à se reconnoître”.

124.

Lamy (1678), deuxième partie, ch. V, p. 205.

125.

La Mesnardière (1640), ch. VII, p. 54-55.

126.

“La Bruyère”, IV, 7, 6, p. 153-154. De même, La Mesnardière (1640), ch. VII, p. 66 : “…pour causer vn Renuersement, comme est la Péripétie qui suit les Reconnoissances dans tous les Poëmes Tragiques” ; Heinsius (1643), ch. VI, p. 172 : “sine peripetia autem fieri non potest Agnitio” ; etc.

127.

Un exemple illustre en est donné par Héraclius, selon Dacier (1692), ch. XI, p. 155. Le fait est que la dernière réplique insiste plaisamment sur cet état de fait : on y trouve le mot “reconnaissance” (au sens de “gratitude”) et le verbe “reconnaissons” (au sens d’“affirmons solennellement”). Mais il semble bien que cette révélation d’identité occasionne tout de même un ultime renversement, dont le spectateur n’a juste pas le temps de juger les effets.

128.

Cf. l’exemple ci-dessus p. 45.

129.

Cf. R. Dupont-Roc & J. Lallot (1980), p. 291-292, note 2 du chapitre 18.

130.

Sur cette question, cf. ci-dessous p. 61.