g. désis et ploké“nœud”, lúsis“dénouement”

Il y a deux mots chez Aristote pour désigner le “nœud”. Désis (dérivé du verbe déo“lier”) est littéralement l’“action de lier” ; c’est le terme standard pour le “nœud”. Ploké, dérivé du verbe pléko “tresser”, “entrelacer”, signifie proprement “entrelacs”, “boucle”. Il est utilisé une seule fois dans le texte, dans un contexte où l’on attendrait désis et qui ne laisse pas voir avec précision pourquoi Aristote, en l’espèce, se sert d’un deuxième terme. Il est de la famille du participe peplegménos (voir plus haut).

On peut émettre l’hypothèse que des deux termes, l’un, désis, nom d’action, désignerait le nœud dramaturgique du point de vue du dramaturge : c’est l’ensemble des techniques de composition par lesquelles ce dernier rend pour ainsi dire la fable noueuse ; c’est précisément le “nouement”  184  ; l’autre, ploké, substantif plutôt résultatif, désignerait le nœud dramatur­gique du point de vue des personnages : c’est l’événement ou la situation de blocage telle qu’elle est vécue par les protagonistes ; c’est précisément le “nœud”.

Lúsis (dérivé du verbe lúo“détacher”) est morphologiquement l’“action de détacher” ; c’est le dénouement des modernes en tant que technique dramaturgique ; la lúsis, comme la désis à laquelle elle s’oppose (cf. 55 b 24 et suiv.), par sa formation même de nom d’action en ‑sis, paraît insister sur le travail du dramaturge, comme les autres mots en ‑sis prâxis, sústasis, et, dans la série précédente, qui appartient exclusivement au système de Donat, prótasis, epítasis, catástasis.

La lúsis est donc proprement l’ensemble des techniques de composition par lesquelles, après avoir techniquement lié des événements (désis) et créé une situation de blocage propre à susciter l’intérêt du spectateur, le poète est en mesure de débloquer tout aussi techniquement la situation. Parmi ces techniques, la plus célèbre pèche par excès de facilité : il s’agit de la lúsis apò mekhanês, le “deus ex machina” ou dénouement par machine (54 b).

Signalons que dans la Poétique le même mot lúsis se trouve avoir le sens très général de “solution” : il s’oppose ainsi à próblema (60 b 6 : “les problèmes et leurs solutions”) ou, à l’extrême fin du texte (62 b 17), à epitímesis“reproche” (“les critiques faites et les réponses à y apporter”)  185 .

Cela étant, le double nom du nœud aristotélicien n’est en rien un système.

En effet, si ploké est le “nœud” tel qu’il est vécu par le personnage alors que désis est le “nœud” tel qu’il est fabriqué par le poète dramatique (le “nouement”), alors ces deux notions ne figurent pas au même niveau d’analyse et ne sont pas supposées se rencontrer. L’opposition attendue et attestée est celle entre désis“nouement” et lúsis“dénouement”. Mais on trouve aussi bien exploitée l’antonymie inattendue entre lúsis et ploké, une fois directement (56 a 9 : toûto dé, hôn he autè plokè kaì lúsis “c’est le cas pour celles dont le nœud et le dénouement sont identiques” : on attendrait désis à la place de ploké) et indirectement, par l’intermédiaire des verbes respectifs lúo“délier” et pléko“tresser” dont dérivent ces deux termes (cf. ibid. : polloì dè pléxantes lúousi kakôs, “beaucoup, après avoir bien noué, dénouent mal” : on attendrait désantes à la place de pléxantes).

De même, rien ne répond à la dichotomie désis / ploké dans la sphère antonymique : s’il y a deux plans pour le nœud, il n’y a qu’un plan pour le dénouement :

On voit donc que, finalement, la dichotomie désis / ploké, exploitée sans système par Aristote, n’est aucunement opératoire, ou que, si elle l’est, elle ne l’est qu’à moitié, faute d’une quatrième proportionnelle spécifique, case vide qu’occupe indûment lúsis (dans le rapport qui l’oppose à ploké). Il manque, autant en grec qu’en français, un mot pour le *dénœud : par conséquent l’opposition théorique “nœud” / “nouement” reste orpheline.

Notes
184.

Le mot, qui existe en moyen français au sens de “action de faire un nœud” (cf. supra, le rappel lexicographique), et chez Chapelain, dans son sens dramaturgique (cf. supra p. 54), est réutilisé par les savants modernes. Je le trouve ainsi dans A. Ubersfeld (1996 b), p. 24, sous Dénouement, ou chez A. Duprat (2001), p. 69, à chaque fois avec de prudents guillemets. C’est aussi la traduction systématique de désis dans l’édition commentée de J. Lallot et R. Dupont-Roc (Aristote, Poétique, Seuil, 1980), qui traduit ploké par “intrigue”. Ce qui est net, c’est que les modernes veulent réactiver le rapport morphologique, clair pour les francophones de l’époque classique, mais estompé de nos jours, entre Nœud et Dénouement.

185.

De même le verbe lúo, qui signifie “dénouer”, a des utilisations moins techniques dans la Poétique : ainsi en 56 a 38 où il signifie “réfuter”.