3. amalgame des deux systèmes

L’une des causes à même d’expliquer le manque de rigueur terminologique qui sévit dans les traités des doctes de l’âge classique, dont nous avons donné un aperçu dans le chapitre précédent, est donc le télescopage de deux systèmes différents dont les modernes ont à peu près gardé tous les termes. On a l’impression que les théoriciens des seizième et dix-septième siècles n’ont pas su gérer l’inflation. Les mots d’Aristote, aussitôt sacralisés parce qu’ils émanent d’Aristote, sont venus se surajouter à ceux de Donat, sanctifiés par la tradition. Et au lieu de faire un tri, les doctes ont tenté de tout concilier. Ainsi la présence dans les mêmes textes des concepts de dénouement et de catastrophe, qui procèdent de traditions distinctes et ne sont pas supposés se rencontrer, témoigne d’un amalgame auquel peu de savants ont tenté d’échapper.

À dire vrai, les transformations qu’ils ont apportées aux deux systèmes qui ont fusionné ne vont pas toujours dans le sens d’une simplification puisque les incohérences internes de chaque système ont le plus souvent été importées telles quelles.

Par exemple les deux noms du nœud chez Aristote, malgré l’absence de tout système complet, se sont maintenus en français : deux termes, on l’a vu, se font concurrence, nœud et intrigue, et on verra en détail plus bas que le terme intrigue continue précisément (mais presque sans le savoir) ploké (cf. ci-dessous p. 112). Mais pas plus que chez Aristote il n’y a d’opposition pertinente entre les deux noms du nœud.

En outre, le terme épitase, issu de l’autre tradition, est susceptible de prendre la place de nœud ou d’intrigue. On en a rencontré au moins une preuve un peu plus haut, p. 64, dans un exemple de Mairet (1631) :

‘“Épitase est la partie de la fable la plus turbulente, où l’on voit paraître toutes ces difficultés et ces intrigues qui se démêlent à la fin, et qui proprement se peut appeler le nœud de la pièce” (p. 483).’

C’est donc un troisième nom occasionnel du nœud en français.

Mais les modernes n’ont plus spécialement conscience de l’amalgame. Les premiers commentateurs d’Aristote se sont contentés de commenter les notions aristotéliciennes, avec une cohérence souvent scrupuleuse. Mais comme les autre termes, de la strate Donat, continuaient à servir, qu’on continuait à les commenter eux aussi, au bout d’un moment les théoriciens n’ont plus pris garde à la présence de deux traditions différentes. Pour eux, les deux systèmes en fusionnant artificiellement étaient devenus leur système. Par exemple, pour la seule question du “nœud” et du “dénouement”, les Français pouvaient puiser à peu près librement dans un stock de cinq termes, qui se trouvent tous continuer un terme grec :

Mais curieusement, sauf quand ils y prêtaient spécialement attention, ils avaient tendance à ranger l’ensemble de la terminologie sous le nom d’Aristote. Un indice indirect en est donné par leur rappel des sources. Les ouvrages cités chez les doctes sont ceux de leurs contemporains ou prédécesseurs immédiats : Castelvetro, Chapelain, Vossius, Heinsius, Scaliger, etc. Les sources antiques, quant à elles, sont très rarement nominatives, sauf quand il s’agit d’Aristote et, dans une moindre mesure d’Horace. Les mentions faites à Donat (et ne parlons pas du fantomatique Evanthius) sont vraiment peu nombreuses. Mais le nom d’Aristote couvre volontiers toute l’Antiquité. Cela conduit à des bévues, à des erreurs d’attribution, qui attestent que dans l’esprit de nos doctes tout ce corpus issu de l’antiquité est globalement unitaire. En voici un témoignage remarquable, et qui émane d’un des meilleurs théoriciens :

On ne saurait affirmer plus nettement que tous ces concepts, y compris celui de catastrophe, sont chez Aristote, en l’espèce au chapitre 18… C’est une erreur de bonne foi. Le système amalgamé (et tout à fait incohérent) dont le tableau ci-dessous, p. , donne un aperçu est mis sous le patronage du philosophe, dont on finit par se persuader qu’il en est bien l’auteur. Cette erreur n’est pas isolée. En voici d’autres manifestations :

  • Dacier (1692), ch. XIII, Sommaire, p. 172 : “Si <la Tragedie> doit être simple ou double, & avoir une Catastrophe heureuse ou funeste” ;
  • Dacier (1692), ch. XIII, p. 178 : “Aristote appelle fable simple, celle qui n’expose que les malheurs d’un seul personnage : Et il appelle double, celle qui a une double catastrophe, c’est-à-dire qui finit par une catastrophe, qui est heureuse pour les bons, & funeste pour les méchans”.

Ce commentaire part du texte d’Aristote. L’utilisation du terme catastrophe paraît du coup, elle aussi, venir du texte. Mieux encore, chez le même Dacier. Voici un passage qui, cette fois, se présente comme une traduction d’Aristote :

Parfois, l’attribution erronée du concept de catastrophe à Aristote est un peu moins directe. Au détour d’une discussion entre spécialistes modernes, sous couleur d’une critique faite à un contemporain, on invoque l’autorité du philosophe dans un débat où il n’a rien à faire, dès lors qu’il est question de catastrophe :

Ce raisonnement induit nettement qu’Aristote, nommé ou désigné deux fois et, en outre, manifestement rangé parmi “les Maîtres” qui sont évoqués au début de ce passage, a dit quelque chose de la place de la catastrophe. On aimerait bien savoir où…

Un brillant esprit comme Marmontel nous trompe (se trompe ?) de la même façon :

‘“Voyez même dans les règles d’Aristote en quoi consistoit le tissu de la fable : l’état des choses dans l’avant-scène, un ou deux incidens qui amenoient la révolution et la catastrophe, ou la catastrophe sans révolution : voilà tout”  187 .’

Ce n’est d’ailleurs pas seulement la catastrophe qui est annexée à la terminologie d’Aristote, mais bien l’ensemble du système synthétisé plus bas sous la forme d’un tableau. Comme on sait, Aristote n’a pas évoqué la question dramaturgique de l’exposition. Pour lui, il y a un diptyque “nœud” / “dénouement”. Mais le système des modernes, suite à l’amalgame des deux vulgates antiques, a sacralisé un triptyque “exposition” / “nœud” / “dénouement”. Et ce triptyque aussi est plus ou moins attribué à Aristote.

Par exemple l’auteur du manuscrit 559 évoque la définition aristotélicienne du nœud (où Aristote est, indice révélateur, associé à Corneille qui, lui, connaît évidemment le triptyque) :

Reprocher à Aristote, sans le distinguer de Corneille, de définir le nœud comme il devrait définir l’exposition, c’est induire qu’il utilise, comme Corneille  188 , la notion d’exposition…

Le désir de corriger Aristote en en faisant un tenant de la tripartition devenue classique, s’observe souvent et est facilité par la confusion qui est faite entre différents niveaux d’analyse. Le philosophe, on l’a vu, connaît sur le plan dramaturgique une bipartition nœud / dénouement. Mais sur le plan des parties de quantité, il a adopté une quadripartition prologue / épisode / exode / chœur. Or le chœur ayant à peu près disparu, il reste une tripartition quantitative qu’il suffit subrepticement de considérer comme qualitative, et le tour est joué :

Dès lors que le prologue est, contre les mots mêmes d’Aristote, donné comme équivalent de l’exposition, Aristote rentre dans le moule général et présente bien, lui aussi, une composition en triptyque. L’étrange confusion de Marmontel entre l’exode grec (l’éxodos d’Aristote) et l’exorde latin (exordium, “introduction d’un discours”), qui fait contresens puisqu’il est ici associé à la conclusion, témoigne de l’amalgame qui est fait entre deux niveaux d’analyse, celui des subdivisions organiques de la pièce de théâtre (les “parties de quantité” aristotéliciennes) et celui de la fonctionnalité dramaturgique (exposition, incidents, conclusion, donc à peu près exposition / nœud / dénouement). Cette confusion n’est justement pas faite par l’authentique Aristote qui prend bien garde à distinguer les deux critères.

Ces confusions de niveaux d’analyse, constantes, contribuent paradoxalement à donner de l’unité à un système hétéroclite issu de l’amalgame des deux traditions grecques. Des termes connexes sont utilisés, l’un pour caractériser un lieu de la tragédie (par exemple le prologue), l’autre pour caractériser une fonction dramaturgique (par exemple la protase). Mais comme la protase, ou exposition, doit techniquement se faire au début de la pièce, la confusion avec le prologue, matériau initial du drame, est facile à entretenir, tout comme celle entre le dénouement et l’exodos, ou plus généralement encore, la “fin” matérielle  189 .

Cette erreur se remarque par exemple chez les doctes latinistes. Ainsi avec le terme e xitus.Il désigne couramment la fin (c’est son sens en langue standard) :

  • Scaliger (1561) I, 6, p. 11 : “principia sedatiora, exitus horribiles” ;
  • Vossius (1647 b), I, 7, 8, p. 65, “Quemadmodum enim initium, ita et finis illustris esse debet. Qualis inprimis est exitus inopinatus…”, “car comme est le début, la fin doit être magnifique. Telle est surtout la fin inattendue” ;

il est donné comme équivalent latin explicite de l’ éxodos  :

  • Vossius (1647 b), II, 5, 17, p. 47, “Exodus (quem Latine exitum voces)…” ;
  • il est donné comme équivalent de la notion aristotélicienne de lúsis dénouement” :
  • Scaliger (1561) III, 97, p. 146 : “Exitus, lúsis [en car. grecs]”.

Or cet effacement des frontières notionnelles permet de mettre en relation et dans une sorte de système concerté la plupart des termes de notre corpus. Les catégories dramaturgiques sont associées aux catégories topologiques sur lesquelles se superposent des critères non techniques, proprement chronologiques, ceux de “début”, “milieu”, “fin”  190 . Le rapport, manifestement inévitable, s’établit alors ainsi :

‘Cf. Vossius (1647 b), II, 17, p. 24 : “Ac prologus (…) convenit cum protasi ; episodium cum epitasi ; exodus cum catastrophe”, “le prologue correspond à la protase, l’épisode à l’épitase, l’exodos à la catastrophe” ;

II, 15, p. 23 : “Catastrophe est exitus fabulae”, “la catastrophe est la fin de la fable” ;

II, 12, p. 22 : “Protasis est dramatis initium”, “la protase est le début de la pièce”, etc.’

L’adaptation aux usages modernes aboutit aussi à associer les notions dramaturgiques aux actes, qui remplacent alors les prologue, épisode et exodos de la vulgate grecque. Scaliger (1561) précise ainsi que la catastrophe n’est parfois pas une partie de l’Acte V, mais lui est consubstantielle (I, 9, p. 14). Vossius (1647 b) est encore plus précis :

‘“Des parties de la comédie ci-dessus, la protase (je l’ai dit) est contenue dans l’acte I, parfois dans l’Acte II ; l’épitase court sur les Actes II, III, parfois IV ; rarement, il y en a un morceau dans l’Acte V ; la catastrophe occupe parfois l’Acte IV, au moins en partie, mais systématiquement elle couvre l’Acte V en totalité ou presque en totalité”  191 .’

Le rapport structure / espace de la vulgate antique modernisée se schématise ainsi :

Si l’on ajoute à ces notions celles qui sont issues spécifiquement d’Aristote, on obtient un stock de termes et de notions qui peut se schématiser ainsi (les mots en caractères droits représentent les termes de la série aristotélicienne, les italiques ceux de l’autre série, les gras ceux qui sont communs aux deux séries) :

Ce nouveau système, hétérogène, est celui qu’assument les théoriciens. Et la figure d’Aristote, comme nous l’avons vu, couvre facilement tout cet ensemble, bien que le philosophe ne soit responsable que de la moitié de cette nomenclature. Mais c’est un Aristote revu et corrigé  192 . Il n’y a plus alors qu’à tenter de justifier une terminologie pléthorique dont on ne perçoit plus la double origine. Cela consistera donc, pour les doctes, à distinguer par exemple à toute force la catastrophe et le dénouement… tout en ne les distinguant guère.

Notes
186.

Il s’agit du passage 53 a 23. Catastrophe y traduit en l’occurrence le verbe teleutôsin“se terminent”. Bien sûr, le choix de catastrophe plutôt que de dénouement, qui a droit de cité dans les traités depuis soixante ans, peut être considéré comme une option de traducteur, obéissant à un système. Mais il n’en est rien : Dacier utilise aussi dénouement (ch. XVI, p. 231 : “Il est donc évident par là que le denoüement du sujet doit être tiré du sujet même… ” ; ch. XIX, p. 292 : “Toute Tragedie est composée d’un nœud & d’un denoüement”). Il utilise enfin la combinaison dénouement / catastrophe : “L’Episode est tout ce qui est renfermé entre les chants du Chœur, c’est-à-dire, que c’est tout le sujet de la Tragedie, ou plutôt tout ce qui en fait l’intrigue, & le nœud jusqu’au denoüement, & à la Catastrophe etc.” (p. 166). Ainsi, cet usage incohérent des deux termes, tout à fait conforme aux habitudes des théoriciens de l’âge classique, comme nous l’avons montré au chapitre précédent, est comme sacralisé par la présence d’Aristote. Comment ne pas croire, à lire un ouvrage qui se dit une traduction commentée de la Poétique, que les deux mots à la fois, avec toute leur ambiguïté, sont chez le philosophe ?

187.

Marmontel (1763), II, p. 175. Un pur aristotélicien écrirait “la péripétie et le dénouement ou le dénouement sans péripétie”.

188.

Le texte cité par “La Bruyère” est celui de Corneille (1660), p. 245, traduisant Aristote. Mais il est aussi absurde de reprocher à Aristote de confondre nœud et exposition, dans la mesure où le philosophe se passe de la deuxième notion, que de faire grief à Corneille d’une définition qui est celle d’Aristote.

189.

A. Duprat (2001), dans la note 57 de son édition de Heinsius (1643), p. 145, évoque la métaphore topogra­phique qu’utilise son auteur pour expliquer ce que fait le théoricien de la tragédie : comme l’architecte le fait avec le bâtiment à construire, il lui assigne d’abord un emplacement puis lui attribue des dimensions. Comme elle le signale très finement, “les deux opérations sont presque confondues, mais séparées logique­ment par un mox : on indique d’abord l’emplacement, puis on le délimite. Ici, l’analogie indique la confusion concrète entre l’action qui sert de modèle au poème, et l’action une fois imitée, c’est-à-dire le poème lui-même. Distinguées logiquement, elles sont en fait aussi impossibles à différencier matériellement qu’un objet de l’espace qu’il occupe”. Cette confusion entre l’action (imitée) et la fable est, on l’a dit, chez Aristote. Sur un autre plan, analogiquement, la confusion entre fonction dramaturgique (exposition, nœud, dénouement…) et topographie (début, milieu, fin…) est tout aussi constante en grec, en latin et dans les langues vernaculaires, chez les Anciens comme chez les plus contemporains, et obscurcit très souvent le propos.

190.

On peut aussi faire l’analogie avec d’autres techniques, par exemple la logique. Ainsi Vossius (1647 b), II, 11, p. 22 superpose les trois catégories dramaturgiques aux trois parties du syllogisme des logiciens : la protase correspond à la proposition (propositio), l’épitase à la mineure (assumptio), la catastrophe à la conclusion (conclusio).

191.

“Ex hisce partibus in comoediis protasis, ut dixi, actu primo, nonnumquam etiam secundo, continetur : epitasis actu secundo, tertio, interdum et quarto ; rarò autem ejus particula est in quincto. Catastrophe interdum actum quartum, vel partem ejus, occupat : semper verò vel totum actum quinctum, vel penè totum” (II, 16, p. 23).

192.

Cf. par exemple l’aveu de Corneille (1660), Premier Discours…, p. 190 : “Je réduis ce prologue à notre premier acte, selon l’intention d’Aristote”. Il est vrai qu’on ne prête (ici des intentions) qu’aux riches.