II. Causes lexicologiques

Le deuxième ensemble de causes qui explique l’incohérence terminologique des modernes sur ces questions précises tient à la façon dont les termes notionnels ont été transmis. Héritées des Grecs, les notions et leurs appellations sont passées par le filtre linguistique du latin et des langues vernaculaires, surtout l’italien, avant de se fixer (relativement) en français  193 .

Selon qu’elles appartiennent au “système Donat” ou au “système Aristote”, elles n’ont pas subi le même traitement. Les vocables de Donat sont ceux qui ont été transmis sans discontinuer depuis l’antiquité. Les Latins, qui n’ont pratiqué que la nomenclature de Donat, ne se sont pas posé de questions superflues. Très généralement bilingues, ils ont été à l’essentiel. Là où le grec disait katastrophé, ils ont dit catastropha. Par la suite, le mot a été transmis tel quel par toute la tradition médiévale, de sorte que, au seizième siècle, il est inopérant de proposer un nouveau terme pour cette notion séculaire: on continuera donc à utiliser la notion de “catastrophe”, malgré ses imprécisions, en la désignant sous son nom originel, à peine francisé dans sa finale. Les autres mots de cette nomenclature ont subi le même sort : d’où les emprunts lexicaux protase, épitase, prologue, épisode, etc.  194 .

En revanche, les mots d’Aristote font figure de néologismes. Ils entrent dans le champ disciplinaire à l’état neuf. Ils vont donc devoir être expliqués, commentés, glosés ; de plus, ils pénètrent en langue à l’époque humaniste, à un moment où, outre le grec, les savants pratiquent le latin et leur propre langue vernaculaire. Les gloses des termes aristotéliciens se feront donc en latin et en toscan puis en français. Ainsi, les mots d’Aristote, issus du grec sans intermédiaire antique ni médiéval, ont été revus et corrigés par les humanistes qui les découvraient : hormis péripétie, qui est un emprunt lexical au grec, reconnaissance, nœud, dénouement, intrigue sont des termes qui résultent de choix de traducteurs  195 .

À chaque idiome, considéré comme une étape vers la naturalisation des termes, vont donc se poser des problèmes de traduction. Comme plusieurs doctes proposeront quasi-simultanément leur traduction spécifique de la nomen­cla­ture aristo­té­li­cienne, le consensus sur une terminologie commune mettra par là même un peu de temps à s’établir.

Notes
193.

B. Louvat-Molozay (2002) s’est, à propos de la musique de scène, posé elle aussi l’incontournable question du “socle théorique antique” (c’est son chapitre premier, p. 23-48) et de “l’appropriation des héritages antiques” (chapitre 2, p. 49-84). Elle s’intéresse notamment aux traductions des concepts aristotéliciens de rhuthmos, harmonia, melos, hedusmenos logos (p. 50 et suivantes), et signale, p. 61, à propos de “l’éclatement de l’héritage”, que “les réflexions sur le chœur ont souvent pour origine des problèmes techniques de traduction”. C’est exactement ce que nous constatons à propos de la question du dénouement, du nœud et de l’intrigue.

194.

Avec parfois des hésitations : protase et épitase la plupart du temps, mais protasie et epitasie chez Peletier du Mans (1555), cité ci-dessus p. 63. Notons que si c’est bien Scaliger l’inventeur de la catastase (cf. supra p. 80), il a créé un terme technique en grec, pour la cohérence interne du système des Anciens.

195.

On aboutit ainsi à un paradoxe. La série de termes qui semble vernaculaire (reconnaissance, etc.) est en fait historiquement celle qui est le plus authentiquement grecque, alors que la série grecque d’apparence (catastrophe, etc.) est en fait une série historiquement latine, issue de la “tradition Donat”.