2. dispersion des résultats

Ces différents outils psycholinguistiques, sommairement décrits ci-dessus, expliquent qu’en partant d’une source grecque unique on aboutisse souvent à une dispersion des résultats en français. En effet, l’éparpillement des solutions, déjà effectif entre le grec et le latin, ne peut que s’amplifier encore dans le passage au vernaculaire. Car le docte qui écrit en français a le choix de traiter directement avec le modèle grec ou avec un intermédiaire latin, voire italien.

Par exemple pour la notion aristotélicienne de lúsis, les doctes latinistes assez unanimes avaient proposé un calque morphologique solutio : nom d’action du verbe soluere qui signifie “détacher”, “dénouer”, le mot reproduit fidèlement la formation de lúsis.

À partir de là, le théoricien francophone a au moins trois choix :

Cette pluralité de possibilités explique que, malgré la stabilité du terme dénouement depuis Chapelain, on trouve aussi chez les doctes un terme comme solution :

Cf. Marmontel (1763), II, p. 257 : “alors la crainte, la pitié, l’inquiétude se terminent à la solution de chacun de ces noeuds”  205 .

En outre, on trouve souvent à côté des termes nœud (ou intrigue)et dénouement (ou son synonyme occasionnel catastrophe)des mots comme résolution ou d’autres de la même famille lexicale, celle du verbe résoudre, qui entrent implicitement et par figure étymologique en résonance avec l’intermédiaire latin solutio, dans une sorte d’écho polyglotte, qui se retrouve à l’occasion jusque chez nos contemporains :

  • Chamfort (1776), sous “Dénouement” (I, p. 356) : “C’est le point où aboutit et se résout une intrigue dramatique” ;
  • d’Aubignac (1657), II, 1, p. 109 : “s’il n’y a point de nœud, il en fera un ; s’il est trop faible, il le fortifiera ; s’il est trop fort et presque indissoluble, il le relâchera” ;
  • id. II, 5, p. 149 : “…à cause qu’il y a deux mariages résolus dans la Catastrophe” ;
  • Marmontel (1763), II, ch. 12, p. 220 : “Quelque prévenu que l’on soit de la manière dont tout va se résoudre, la marche de l’action en écarte la réminiscence” ;
  • A. Ubersfeld (1996 b), p. 24 : “Le dénouement est le dernier moment de l’action, celui où tous les conflits se résolvent etc.” ;
  • G. Forestier, dans M. Corvin (éd.) (1995), I, p. 208, sous “Composition dramatique” : “Dénouement : C’est la résolution ou l’élimination des obstacles…”.

Ce qui est vrai pour le triptyque solutio / dénouement / solution, tous issus de lúsis d’une manière ou d’une autre, l’est aussi pour agnitio / reconnaissance / agnition  206 à partir du terme anagnó­risis : on a deux mots français pour un seul en grec, et un seul en latin, sans aucune exclusivité ni incompatibilité. On peut représenter schématiquement cet état de fait :

On voit bien ainsi comment d’une notion unique en grec on aboutit à plusieurs termes en français selon que l’on choisit tel ou tel procédé psycholinguistique d’adaptation. Une des grandes difficultés de cette littérature technique réside dans la coexistence de plusieurs procédés psycholinguistiques possibles (emprunt lexical, calques morphologique et sémantique…), et dans le fait que la source grecque, dont on s’affranchit de plus en plus, n’est pas toujours affichée. L’enquête est alors nécessaire. Voyons par exemple ce court passage de l’Art de la tragédie de La Taille (1572)  207 , où se retrouvent en quelques lignes trois procédés différents d’adaptation de termes grecs qui restent implicites :

‘“<Que la tragedie> soit bien entre-lassee, meslee, entrecouppee, reprise, et sur tout à la fin rapportee à quelque resolution et but de ce qu’on y avait entrepris d’y traicter”.’
  • calque sémantique : entrelacé est la traduction automatique de peplegménos  208  ;
  • emprunt lexical : résolution est la francisation du terme latin (re)solutio ;
  • calque morphologique : (re)solutio est, en latin, la reproduction fidèle des morphèmes du modèle grec lúsis, le nom aristotélicien du dénouement  209 .

Mais aucune mention n’est faite ni aux deux notions grecques ici effleurées, ni même à Aristote. Et c’est le cas le plus fréquent.

Notes
205.

Solution des nœuds paraît équivaloir à dénouement des nœuds ; mais la tautologie est évitée, en sorte que le choix de solution peut être motivé par des préoccupations stylistiques, comme celui d’intrigue à la place de nœud : cf. ci-dessus p. 55.

206.

On sait que Corneille apprécie le terme agnition, qu’il utilise dans ses Discours au sens de “reconnaissance”. Les Italiens, de même, utilisent pour certains Riconoscenza (Castelvetro III, 3, p. 112 et passim), calque morphologique formé sur le grec, ou R e / i cognitione, mi-latin mi-italien (par exemple Segni (1551), p. 178 r°, 189 v°, etc.), ou Agnitione, emprunté au latin (par exemple Denores (1588) p. 10 B, 15 A, etc.).

207.

Cité par M. Borie, M. de Rougemont, J. Scherer (1982), p. 44. Le commentaire est nôtre.

208.

Présent dans la nomenclature aristotélicienne, le terme caractérise un type d’action, que les doctes nomment habituellement “implexe” ou “complexe”.

209.

Il y a donc deux procédés en un dans le seul résolution, emprunt lexical d’un calque morphologique. On voit donc que le trilinguisme accroît les possibilités d’adaptation du grec au français : le nombre de procédés étant le même à chaque étape (grec / latin / français), les combinaisons s’accroissent, au moins en théorie, d’autant.