3. un exemple emblématique de dispersion des résultats : peripéteia

Parmi les termes issus de la série aristotélicienne, peripéteia est une exception : il est en effet le seul à passer en latin et en français sous la forme d’un emprunt lexical (peripetia, péripétie), connaissant par là même le sort commun aux vocables de la série de Donat.

La raison en est que le terme grec, quoique doté d’une forme interne bien repérable (peri‑“autour” + ‑pet‑“tomber” + ‑eia “suffixe”  210 ), ne dispose pas d’un bon équivalent latin, ni français, susceptible de rendre compte complètement de cette morphologie. Le meilleur correspondant latin, circum‑cid‑entia, n’existe pas  211  : au lieu de créer un néologisme d’allure bizarre, les néo-latins ont préféré utiliser directement l’original grec  212 , latinisé en peripetia.

Cependant, comme tous les termes spécifiquement aristotéliciens, peripéteia a été glosé, expliqué, commenté, et s’est donc trouvé doté d’autres équivalents en latin et dans les langues vernaculaires. Il a même, plus que d’autres termes, été l’objet d’une intense expérimentation lexicologique.

Par exemple, nous avons vu ci-dessus comment d’une définition du terme, et par épures successives, on arrivait à la correspondance peripéteia / mutatio et de là, par synonymie de mutatio, à immutatio, commutatio, transitus, conuersio (cf. p. 99).

En outre, le latin a pratiqué sur le modèle grec une sorte de calque sémantique très imparfait qui consiste à mettre à la place du terme son hyperonyme. Scaliger (1561), en effet, explicitement, donne comme équivalent latin à peripéteia le terme euentus“événement” (III, 97, p. 146)  213  ; du coup, cette équivalence une fois entérinée, il peut utiliser euentus en lieu et place de peripéteia, y compris à distance respectable de cette équation terminologique : c’est ce qu’il fait en VII, 4, p. 348, lorsqu’il caractérise l’action “entrelacée” (peplegméne) comme implicatam euentis et agnitionibus  214 , “entrelacée de péripéties et de reconnaissances”. Cette traduction par euentus est assez lourde de conséquences. En effet, alors qu’Aristote définit la péripétie comme un “retournement” (metabolé), Scaliger induit, par son option de traducteur, qu’il s’agit automatiquement d’un “événement”. La notion aristotélicienne semble qualifier un état, sa traduction par euentus en fait nettement une action ; chez Aristote, c’est un résultat, chez Scaliger une cause.

Pour récapituler, peripéteia peut donc s’adapter en latin sous la forme :

Le français, héritant de cette profusion, ne fera qu’augmenter le patrimoine de ses propres ressources : on trouve donc bien sûr péripétie, mais aussi, dans le contexte de la notion de péripétie, des termes comme retournement, renversement, revirement, changement, révolution (autant de traductions motivées par les termes latins mutatio, conuersio, transitus), incident, accident (à cause d’incidere et d’accidere), événement, aventur e (à cause d’euentus)…

Notes
210.

Les doctes sont bien conscients de ce sens étymologique : cf. La Mesnardière (1640), ch. VII, p. 55 : “Voilà proprement ce que c’est que la Péripetie des Grecs, bien qu’à regarder de prés son Etymologie, ce nom semble désigner vne Cheute moins étrange que celle que ie dépeins, & qui seroit mieux exprimée par le mot d’Antipétie, que par celui qu’Aristote lui donne en cette occasion…”, et Chamfort (1776), sous “Péripétie” : “Ce mot est composé de deux mots Grecs, dont l’un signifie tomber, & l’autre autour”.

211.

Du moins avec le préverbe circum‑. Mais les verbes latins à préfixe différent et radical commun in‑cidere et ac‑cidere appellent, en français, les termes incident et accident, valant implicitement pour “péripétie”, et dont la récurrence est extrême.

212.

Au contraire con‑stitu‑tio (pour sú‑sta‑sis) ou solutio (pour lúsis), appelés par la forme même de leur modèle, préexistent à leurs emplois techniques : ils ne présentent donc pas le caractère d’étrangeté d’un néo­lo­gisme comme circumcidentia.

213.

Paccius (1549), col. 1338, lignes 37-38, proposait déjà, dans un insert de type “note du traducteur”, l’équivalence euentus in contrarium.

214.

Il se sert d’ailleurs, dans cette phrase, non pas d’euentus, ‑us, mais d’euentum, ‑i, simple variante lexicale.