4. la confusion entre catastrophe et péripétie

Cette dispersion des solutions a un effet particulièrement pervers. En effet, elle aboutit à une confusion terminologique occasionnelle entre les deux termes catastrophe et péripétie.

Cette confusion naît de l’emploi du terme conuersio. Comme on vient de le dire, ce mot latin est un substitut occasionnel de peripéteia, par le biais de la synonymie avec mutatio. Or il se trouve que conuersio est un terme qui entre aussi dans l’analyse qui est faite en latin de la notion de “catastrophe”, empruntée au système Donat. Ainsi Scaliger (1561), I, 9, p. 15, définissant la catastrophe, écrit qu’elle est “conuersio negotii exagitati in tranquillitatem non expectatam”, “un changement des affaires qui passent de l’extrême agitation à un calme inattendu”. Le terme conuersio, qui sert ici à définir le terme grec, en est en même temps un calque morphologique  215 .

Vossius (1647 b), un siècle plus tard, se souvient de Scaliger et donne la définition de la catastrophe selon Scaliger et selon Evanthius, citant le participe conuersa et le substantif conuersio :

‘“Catastrophe est exitus fabulae, quo exponitur fortuna in melius, aut pejus, conversa. Scaligero, , (, , Lib. I Poet. cap. 9) catastrophe definitur, conversio negotii exagitati in tranquillitatem non exspectatam. Ab Euanthio* (*Dissertat. de Tragoed. & Com.) dicitur esse conversio rerum ad jucundos exitus patefacta cunctis cognitione gestorum. Sed definitio utraque solum convenit catastrophae Comicae”  216 .’

On voit donc que conuersio fonctionne à la fois dans la définition de catastrophe et dans celle de péripétie. On a là, via l’intermédiaire conuersio, le début d’une confusion perpétuelle entre la péripétie et la catastrophe, amplifiée en français : de conuersio on passe à conversion (emprunt lexical) ou à des synonymes qui reproduisent plus ou moins fidèlement la forme interne de leur modèle latin, comme ren‑verse‑ment, re‑tourne‑ment, ré‑volu‑tion, re‑vire‑ment, etc. (calques morphologiques), ou à des synonymes plus proprement sémantiques comme changement. Chacun de ces vocables ne fonctionne pas comme un terme au sens strict, c’est-à-dire un élément de nomenclature technique ; mais ils peuvent tous entrer dans un jeu de variables occasionnelles susceptibles de remplacer ou péripétie ou catastrophe.

Deux courts exemples attesteront l’ambivalence de conversion, qui rentre aussi bien dans le champ de la péripétie que dans celui de la catastrophe :

‘“Pour releuer auec addresse l’éclat de ces Renuersemens, il faut qu’au moins vne fois on voye en ciuilité & en amitié apparente ceux qui se doiuent outrager dans la fin de la Tragedie ” (ch. VII, p. 34).’

Mais un peu plus loin, analysant cette fois la péripétie, il écrit :

‘“Mais il faut qu’il [le Poëte] se souvienne qu’vne Fable ne peut souffrir qu’vne seule Péripetie ; & qu’il n’en est pas de ceci comme des Troubles de l’Ame, qu’il peut émouuoir par tout, non seulement auec licence, mais encore auec loüange, puisque proprement le Théatre est le throne des Passions.

Voici à peu prés les raisons qui l’empeschent d’employer plus d’vn de ces Renuersemens dans la structure d’vne Fable” (ch. VII, p. 57)  217 .’

Renversement est donc un terme générique, moins technique que les deux termes péripétie et catastrophe, mais capable de les remplacer tous les deux par le biais de l’anaphore métalin­guis­tique  218  : “ces renversements <dont nous venons de parler>”, c’est-à-dire, contextuelle­ment, ici la péripétie, là la catastrophe.

Par conséquent, lorsque les termes péripétie ou catastrophe ne figurent pas dans un contexte immédiat, il devient difficile de dire auquel des deux se réfère renversement ou un autre de ces substituts occasionnels. Par exemple Vauquelin de la Fresnaye (1605) utilise à la fois le terme péripétie (III, 196) et le terme catastrophe (III, 898). Mais on ne sait auquel des deux termes il pense lorsque, évoquant la dernière partie de la comédie, il dit :

‘III, 121-124 (p. 132) :
“La derniere se fait comme un Renuersement,
Qui le tout debrouillant fera voir clairement
Que chacun est contant par vne fin heureuse,
Plaisante d’autant plus qu’elle estoit dangereuse”.’

Si la référence implicite est latine (renversement = conuersio), cela ne nous dit pas s’il pense plutôt à la péripétie ou à la catastrophe puisque, comme on l’a dit, le latin conuersio vaut aussi bien pour les deux notions.

À force de manier les mêmes mots pour rendre compte des deux notions, les doctes donnent parfois l’impression d’amalgamer les notions elles-mêmes  219 .

Les croisements terminologiques entre les deux notions peuvent donc se schématiser ainsi :

Notes
215.

Les deux termes s’analysent métalinguistiquement en / ’complètement’ + ‘tourner’ + ‘suffixe d’action’ /.

216.

Vossius (1647 b) II, 5, 15, p. 23 : “la catastrophe est la fin de la fable, par laquelle on voit la fortune changer en mieux ou en pire. Chez Scaliger (référence en marge), la catastrophe se définit ‘un renversement des affaires qui passent de l’extrême agitation à un calme inattendu’. Chez Evanthius (référence en marge), la catastrophe se définit comme le renversement de la situation en une fin heureuse pour tous, par la connaissance des faits. Mais ces deux définitions ne s’appliquent qu’à la catastrophe comique”.

217.

De même, renversement vaut explicitement péripétie p. 66, p. 106 ; implicitement p. 111.

218.

Sur ce procédé, cf. M. Maillard (1972).

219.

La Mesnardière (1640), par exemple, va jusqu’au bout de cette confusion. Il propose ainsi l’équivalence catastrophe / décadence : “L’vne des plus grandes beautez que le Poëte puisse former dans la structure de la Fable, c’est de faire que l’Auanture qui doit finir tragiquement, aille bien auant dans la ioye premier que d’estre troublée par les accidens funestes qui composent sa Catastrophe, ou autrement sa décadence” (p. 33-34). Or c’est l’idée de “tomber” et non de “tourner” qu’on a dans décadence. Le mot décadence est un exact milieu entre péripétie (qui, comme décadence, a un radical qui signifie “tomber”) et catastrophe (dé- équivaut normale­ment à kata‑) : dé-cadence, en quelque sorte, traduit *cata-pétie. On ne saurait plus naïvement signaler la confusion fondamentale entre les deux notions, entretenue tout au long d’un texte dans lequel les champs sémantiques de la chute (péripétie) et de la volte-face (catastrophe) sont fréquemment associés.