5. origine lexicologique de la confusion nœud intrigue

Un dernier dossier lexicologique mérite d’être ouvert, pour répondre au dossier dramaturgique du chapitre précédent : comment le terme intrigue (plutôt qu’un autre) est-il venu prendre place au côté du terme nœud ? La réponse nécessite un rapide examen de la terminologie utilisée pour le “nœud”, pour le “dénouement”, mais aussi pour la fable “implexe”, chez Aristote et ses successeurs néo-latins et francophones.

Aristote, on l’a vu, avait laissé deux noms du nœud, désis et ploké (voir plus haut p. 86). La famille de ploké se trouvait aussi relayée occasionnellement, dans la Poétique, par le verbe pléko“tresser”, “entrelacer”, qui occupe l’emploi dramaturgique de notre verbe nouer.

En représentant par des flèches à double orientation les rapports antonymiques et par une surface pointillée les rapports morphologiques, on peut tenter de représenter schématiquement ce découpage des frontières notionnelles de la façon suivante :

Par ailleurs, Aristote réutilise la famille de ploké à travers le participe peplegménos qui caractérise un type de fable (mûthos peplegménos) ou un type d’action (prâxis peplegméne 220 . Tous ces mots sont de la même famille, laquelle se trouve donc rendre solidaires, au moins pour la morphologie, les notions de “nœud” et d’“action complexe”, ce qui n’était pas d’emblée évident.

Les successeurs néo-latins et francophones d’Aristote ont eu à rendre compte de ce système terminologique. Pour la clarté de l’exposé, superposons sous forme de tableaux les trois états chronologiques de ce système complet :

Comme on voit, la situation latine est, à la limite, plus cohérente que celle du modèle adapté : la disparition d’un des deux noms du nœud, dont la coexistence chez Aristote ne répondait pas à un système, favorise l’émergence d’une seule famille lexicale complète (avec substantif et verbe) qui a son exact correspondant dans la sphère antonymique  221  ; en revanche, la série implexa, qui n’est pas entièrement sur le même plan conceptuel que la série connecto, en est détachée sur le plan morphologique. En outre, il est important de noter que le latin a choisi de solidariser lexicalement les deux antonymes simplex / implexa, tous deux bâtis sur un même morphème, signifiant “pli” ou “entrelacs”. Ce n’était pas le cas en grec avec la série haploûs / peplegménos  222 .

La tendance à associer morphologiquement les antonymes (comme dans simplex / implexa) se développe également en vernaculaire, notamment dans les passages où les doctes rendent compte des concepts par le biais de métaphores. Apparaissent alors fréquemment des couples comme “embrouiller” / “débrouiller”, “emmêler” / “démêler”, etc.  223 . Ce phénomène s’observe par exemple chez Vauquelin de la Fresnaye (1605), parlant des parties de la comédie :

‘III, 117-124 (p. 132) :
“La seconde sera comme un Enu’lopement,

Vn trouble-feste, un brouil de l’entier argument :
De sorte qu’on ne sçait qu’elle en sera l’issue, (qu’elle : sic)
Qui tout’autre sera qu’on ne l’auait conceue.
La derniere se fait comme un Renuersement,
Qui le tout debrouillant fera voir clairement
Que chacun est contant par vne fin heureuse,
Plaisante d’autant plus qu’elle estoit dangereuse”.’

Autre illustration de ces échos entre un début et une fin de développement :

Lamy (1678), deuxième partie, ch. V, p. 204 : “ce n’est que pour le rendre plus grand et plus parfait [scil. le contentement du spectateur], que dans le nœud de la pièce ils ont brouillé toutes choses…” // ibid., p. 207 : “De là vient qu’il se fait toujours plusieurs mariages à la fin des comédies, et les choses se débrouillent de telle manière que tout le monde est content, et que les spectateurs se retirent pleinement satisfaits”.

Cette tendance trouvera son apogée dans l’avènement de la terminologie française du nœud / nouement et du dénouement, et des verbes nouer, dénouer. Là où les Grecs puis les Latins se contentaient d’une antonymie lexicale, là où les théoriciens français pouvaient se contenter d’emprunter au latin des termes techniques comme connexion et (ré)solution, connecter et résoudre, ils ont opté pour l’adaptation  224 . Dénouement peut être considéré comme refait sur le grec, calque morphologique de lúsis ; mais il appelle alors tout naturellement nouement ou nœud, pour lequel le terme d’Horace nodus donnait une garantie évidente (Art poétique, 192, dans un vers abondamment utilisé par les théoriciens  225 ). Ce faisant, ils ont accentué la solidarité du quadrilatère nœud / nouer / dénouement / dénouer, dans lequel les relations sont aussi bien horizontales que verticales. Ils ont, en revanche, assoupli l’opposition simple / complexe, qui, synchronique­ment, est en français une antony­mie lexicale (alors qu’en latin elle est une antonymie morpho­logique : sim plex  / im plex a).

Dans la série française apparaît intrigue, un deuxième nom du nœud. Celui-ci vient alors occuper à côté de nœud la place qui était celle de ploké à côté de désis et dont la terminologie néo-latine avait décidé de se passer. On se rapproche donc, sur ce plan, du modèle grec originel. Mais ce retour à Aristote doit sans doute plus au hasard qu’à la détermination. En effet, l’origine du mot intrigue est à chercher dans les explications néo-latines du concept de peplegménos : intricatus“embarrassé”, “emmêlé”, est, de fait, un bon calque sémantique du participe grec.

Pourquoi un mot choisi au départ pour représenter en latin la notion de “complexité” se retrouve-t-il en français pour représenter celle du “nœud” ?

Une première raison peut être un souci occasionnel des doctes de rétablir le lien morpho­logique originel entre ploké et peplegménos rompu par la terminologie néo-latine.

Une autre raison (qui n’est pas incompatible avec la première) peut être l’obéissance à la tendance remarquée ci-dessus  226 qui consiste à solidariser par des liens morphologiques les contraires d’une part et les complémentaires de l’autre. Pour ce faire, il faut choisir une même famille lexicale susceptible de rendre compte à la fois de la sphère de la complexité, de celle du nœud, de celle du dénouement.

Au moins deux familles latines sont exploitées par les doctes : celle du verbe plicare  227 et celle du substantif tricae, dont notamment intricatus  228 .

C’est cette deuxième série qui promeut l’un de ses éléments au statut de terme technique. Imaginé au départ pour rendre compte du terme aristotélicien peplegménos, intricatus, via le toscan, va dégager à la fois un participe (“une tragédie bien intriguée”  229 ) et le substantif intrigue. Intrigué, valant peplegménos, intriguer, valant le verbe pléko, et intrigue, valant ploké, sont de la même famille lexicale, comme leurs modèles respectifs en grec étaient liés morphologiquement.

L’officialisation d’intrigue est prouvée indirecte­ment en latin par Heinsius. Dans la première version de sa Poétique (Heinsius 1611 b), ch. 12, p. 124, à propos des dénouements par machines, il écrivait :

‘“Solet autem vnicum esse effugium poetae, cum quae imprudenter connexuit, soluere feliciter non potest”, “C’est généralement le seul repli possible pour le poète lorsqu’il n’arrive pas à dénouer convenablement ce qu’il a noué imprudemment”.’

On est, dans cette version, dans l’opposition habituelle des séries connectere et soluere. Mais, influencé par le contexte immédiat, où figurent les termes extricare, inextricabiles, intricatum et à nouveau extricare, en une quinzaine de lignes, il modifie son texte dans l’édition de 1643 :

‘“Solet autem unicum esse effugium poetae, cum quae imprudenter intricavit, soluere feliciter non potest”, “C’est d’ordinaire la seule planche de salut dont dispose un poète qui ne réussit pas à résoudre avec succès ce qu’il a imprudemment embrouillé” (trad. d’A. Duprat 2001).’

Le remplacement de connexuit par intricavit, outre qu’il signale les progrès terminologiques de la série tricae dans le latin très romanisé d’Heinsius entre 1611 et 1643, montre aussi comment l’intrigue, ici opposée au dénouement (soluere, “résoudre” chez A. Duprat), prend une place du côté du nœud. Car dans l’édition de 1643, c’est bien le verbe intricare qui s’oppose au verbe soluere. Tout se passe comme si, partant au départ de métaphores servant à représenter le terme peplegméne, le mot intrigue avait pris la place du terme aristotélicien ploké, l’autre nom du nœud tombé en relative déshérence.

Pour finir avec ce dossier, il convient de remarquer que les doctes aiment à introduire des résonances sémantiques avec des états antérieurs de la terminologie. Même après que le terme intrigue s’est bien fixé dans la nomenclature (donc vers 1640, si l’on entérine le raisonnement proposé plus haut à partir des variations textuelles repérables dans le latin d’Heinsius), les théoriciens introduisent volontiers des échos discrets au sens du participe peplegménos. On l’a vu ci-dessus avec une citation de La Taille, antérieure à l’émergence du mot intrigue : le participe entre-lassée renvoyait savamment à la terminologie d’Aristote (cf. p. 105). On en voit d’autres manifestations chez les classiques. Chapelain, dans le texte où il invente peut-être le couple nouement / dénouement (cf. p.54), évoque, comme une autre possibilité, la métaphore de l’enlacement : “le nouëment de la fable et son desnouëment, pour imiter les italiens en la formation de ces termes, lesquels se pourroient aucunement exprimer par l’enlacement de la fable, et le desveloppement d’icelle”. Marmontel aussi file cette métaphore :

C’est une nouvelle preuve de cette manière à la fois légère et subtile qu’ont nos théoriciens des siècles classiques de pactiser avec l’approximation.

Notes
220.

L’action peplegméné se caractérise par la complexité, en l’espèce la présence d’une péripétie et/ou d’une reconnaissance, et s’oppose à la fable simple (haploûs), dépourvue de tout renversement.

221.

Parmi les traducteurs néo-latins d’Aristote, seul Riccoboni paraît respecter le système du double nom du nœud : désis est rendu par nexus, ploké par plicatio. Les autres auteurs ont une nette tendance à n’utiliser qu’un seul terme pour ce qui paraît bien, de fait, être une notion unique. Mais le terme choisi n’est pas toujours connexio : on trouve ligatio, nodus, compositio, colligatio, etc., et même, chez Scaliger (1561), le néologisme fasceatio (VII, 4, p. 348). Connexio est néanmoins le plus fréquent ; notamment le couple d’anto­nymes connexio / solutio est presque automatique.

222.

Cet état de fait, consistant à solidariser par la forme des termes et donc à transformer des antonymes lexicaux (type “vérité” / “mensonge”) en antonymes morpho­logiques (type “vérité” / “contre-vérité”), a quelque chose d’une tendance qui, si elle ne s’observe pas spécialement chez Aristote, se manifeste clairement chez ses continuateurs en latin et en vernaculaire.

223.

Le phénomène est repérable en italien. Cf. par exemple la manière dont Castelvetro (1570) explique peplegméne en III, 10, p. 241 : “La métaphore du drap déplié (spiegato) ou enveloppé (rauilupatto) n’est pas, comme le croient certains, tirée d’Aristote à des fins de distinguer les fables simples (simplici) des fables enveloppées (rauiluppate), comme si les simples, comme des draps dépliés (spiegati), étaient immédiatement visibles aux yeux et à l’esprit de chacun alors que les enveloppées, comme des draps pliés (piegati), ne pourraient être vues de tous tout de suite et intégralement. En réalité, on les appelle simples parce qu’elles ne sont composées que d’un matériau unique, soit le malheur soit la félicité, et enveloppées parce qu’elles sont composées de deux matériaux conjoints et enveloppés ensemble, à savoir soit le malheur puis la félicité, soit la félicité puis le malheur”. Notons la présence, dans l’explication, du couple d’antonymes morphologiques piegato / spiegato.

224.

La part de Chapelain dans cette invention a été rappelée ci-dessus, p. 54.

225.

Nec deus intersit, nisi dignus uindice nodus / Inciderit…, “qu’un dieu n’intervienne pas, à moins qu’il ne se présente un nœud digne d’un pareil libérateur” (trad. de F. Villeneuve, coll. Budé).

226.

Tendance qui n’est pas forcément conceptuelle ; elle répond aussi sans doute à des préoccupations stylis­tiques d’ornementation : de fait, ces échos étymologiques se remarquent surtout dans des contextes courts.

227.

Ainsi Scaliger (1561), à propos de la notion de dénoue­ment puis, un peu plus bas, de fable implexe : VII, 4, p. 348 : “…solutionem atque explicationem rerum complicatarum quae in exitu est (…) …peplegménen [en grec] id est implicatam euentis et agnitionibus”, “le dénouement et l’explication de choses compliquées, laquelle a lieu à la fin. (…) …<la tragédie> peplegméne, c’est-à-dire où sont impliquées des péripéties et des reconnaissances”. Les trois termes latins signalés en gras se répondent parfaitement, comme ceux qui tentent de les traduire jusque dans cet effet étymologique. Cette même série se retrouve ailleurs pour caractériser à la fois le nœud (implicare, complicare), le dénouement (explicare) et la fable complexe (implexa, implicita, complicita).

228.

Heinsius (1611 b), ch. 12, p. 124 ou Heinsius (1643), ch. 12, p. 220 : extricare  (…) inextricabiles (…). Surtout, un peu plus bas : “quod cum male intricatum a poeta fuerit, a numine extricatur”, “Quand l’argument a été mal emmêlé par le poète, il est démêlé par un dieu”. Également Heinsius (1643), ch. 16, p. 304 : “implexas quidem admodum, sive malis, Intricatas”, “des Tragédies Complexes ou, si l’on veut, Embrouillées” (trad. A. Duprat (2002)).

229.

D’Aubignac (1657), p. 409-410 : “nous en avons l’exemple dans l’Alcyonée de [Monsieur] Du Ryer, il n’y eut jamais de tragédie moins intriguée, et pourtant en avons-nous vu peu qui aient eu un plus favorable succès”. Emploi fréquent chez Cailhava (1786).