CHAPITRE 3 : Propositions et postulats
ou la méprise

Au moment où Marivaux entreprend son œuvre dramatique, la dimension prescriptive du dénouement, comme on l’a vu dans le chapitre 1, est bien en place. On sait que l’aboutisse­ment naturel de la comédie est le mariage, même si les praticiens, depuis le dix-septième siècle, jouent avec ce code, tel Corneille qui marque de l’ironie à l’égard de cette fin obligée  230 , quand ils ne feignent pas de l’ignorer  231 .

En revanche, la clarification des concepts n’est pas opérée du fait du grand écart qui existe entre la doctrine aristotélicienne qui, même revisitée par les doctes, continue de sévir, et les formes théâtrales de leur temps ; on a aussi vu que le maintien simultané de deux systèmes amalgamés et d’une pléthore de termes issus de traductions différentes contribuait largement à un encombrement de la nomenclature et à l’obscurcissement des concepts recouverts. De ce brouillage constant, on trouve encore la trace chez les savants contemporains qui, faute de mieux, se satisfont parfois de simples tautologies : le dénouement… dénoue  232 ou bien il est le contraire du nœud  233 .

J. Scherer (1981) fait le constat de l’insuffisance terminologique héritée des doctes et justifie l’élaboration d’une nouvelle définition du dénouement :

‘“On peut préciser la terminologie un peu floue du dix-huitième siècle et résumer les résultats que nous avons acquis en avançant la définition suivante : le dénouement d’une pièce de théâtre comprend l’élimination du dernier obstacle ou la dernière péripétie et les événements qui peuvent en résulter ; ces événements sont parfois désignés par le terme de catastrophe”  234 .’

Cette re-définition ne clôt pas le débat conceptuel autour de ce que J. Scherer appelle aussi le “dernier moment ” de la pièce (ibid., p. 125). Pour A. Ubersfeld, le dénouement est “le dernier moment de l’action, celui où tous les conflits se résolvent, où le ‘nouement’ se dénoue, où en principe le sort de chacun des personnages est fixé”  235 . P. Pavis précise que c’est le “moment de la fable où les conflits et les contradictions sont résolus. Le dénouement est l’épisode qui élimine définitivement les conflits et les obstacles”  236 . G. Forestier l’évoque comme “la résolution et l’élimination des obstacles qui constituent le nœud, l’effacement des conséquences immédiates de la péripétie”  237 .

Parmi ces savants, certains utilisent le terme moment, mettant ainsi explicitement le dénouement en relation avec le temps. Mais de quel temps s’agit-il ? De celui de la “pièce” (J. Scherer), de l’“action” (A. Ubersfeld), de la “fable” (P. Pavis) ?

En outre, de ces différentes définitions émerge une nouvelle difficulté : quelle est l’essence du dénouement ? Est-ce un processus, comme paraît l’indiquer la définition de G. Forestier, ou le résultat d’un processus, comme le laisse entendre P. Pavis ? Quelle est sa nature ? Est-ce un “épisode”, un événement, un ensemble d’événements rassemblés dans le même espace textuel ?

On a donc le sentiment d’une difficulté terminologique constante qui explique qu’on continue aujourd’hui, quand on parle du dénouement, à se réfugier derrière le rappel de la dimension prescriptive.

Le dénouement se définit toujours par rapport au nœud. Or le nœud, décrit par A. Ubersfeld (1996 b), p. 58, comme “un mot un peu confus”, pose des problèmes que souligne la défi­nition de G. Forestier :

‘“L’exposition des fils de l’intrigue faite, il s’agit de les nouer pour créer le conflit. Le nœud est donc la relation qui s’établit entre la volonté, le désir, d’un ou de plusieurs personnages, et les obstacles (comprenant dilemmes et quiproquos) qui s’opposent à la réalisation, autrement dit, une situation de blocage qui provoque la crise”  238 .’

On a ici un condensé des aspects qui concourent à la complexité de la notion de nœud :

En fait, ces difficultés de définition révèlent plus globalement une imprécision concernant le niveau d’analyse du théâtre auquel on se réfère. Le premier niveau concerné par les problé­matiques de la fin est celui du personnage. Le personnage de théâtre induit une structuration dans la mesure où il est une force agissante et qu’il construit un projet dont l’échec ou la réussite constituent une fin possible. Il est aussi une force parlante et, de ce fait, les questions liées à sa situation d’énonciation sont nombreuses : à qui parle-t-il ? pourquoi parle-t-il ? quel est le poids de sa parole ? quelle est l’efficacité de sa parole  239  ? Les problématiques de la fin conduisent donc à regarder de très près les caractéristiques des échanges, leur efficacité, mais aussi leur achèvement : quand chaque personnage cesse-t-il de parler ? qui prononce la dernière réplique ?

La dualité du personnage explique qu’à un niveau supérieur il y ait confusion possible entre deux niveaux de l’analyse du théâtre, dont J.-M. Adam rappelle très justement les caractéristiques :

‘“l’analyse narrative (…) et (…) l’analyse de la conversation (…) peuvent aborder, chacune à leur manière, le discours théâtral du classicisme français (…). On reconnaît derrière ‘syntaxe narrative’ et ‘analyse conversationnelle’ deux façons d’approcher le texte théâtral en privilégiant soit le mode narratif, soit le mode dramatique”  240 .’

De fait, cette distinction peut avoir des conséquences importantes sur l’étude des fins au théâtre. On peut considérer que le théâtre est constitué d’un matériau narratif  241 au même titre que “le mythe, la légende, la fable, le conte, la nouvelle, l’épopée, l’histoire (…), la pantomime, le tableau peint (…), le vitrail, le cinéma, le comics, le fait divers”  242 .

On peut donc appliquer au théâtre les modèles d’analyse que l’on applique au récit  243 .

On peut aussi considérer que la spécificité du théâtre réside dans le dialogue et, partant, dans les personnages :

‘“en tant qu’ils sont mis en forme par le seul dialogue, les personnages se présentent exclusivement comme des sujets énonciatifs”  244 .’

À ce moment-là, c’est évidemment l’organisation du dialogue, le système d’énonciation qui vont attirer notre attention.

D’autres confusions de niveaux existent. Par exemple celle entre espace textuel et espace fonctionnel. L’écrivain de théâtre, au moment de l’écriture, décide d’une disposition formelle dont les unités sont la scène et l’acte. L’espace textuel naturel de la fin, dans cette composition, serait la dernière scène ou le dernier acte, c’est-à-dire ce derrière quoi il n’y a plus rien. Mais comment choisir entre la scène et l’acte ? Si la clôture finale est évidente, jusqu’où faut-il remonter pour repérer son origine ? Où est le début de la fin ? L’espace textuel prédisposé (scène ou acte) n’est qu’un indicateur.

Les théoriciens de la fin ont apporté une clarification conceptuelle sur laquelle il est possible de s’appuyer. Le travail initié par P. Hamon (1975) et poursuivi par G. Larroux (1994 et 1995), nous semble apporter des éclairages essentiels. Les réflexions sur les différents sens du mot fin  245 ou sur les concepts de “clôture” et de “clausule”  246 sont tout à fait passionnantes. Ainsi, dans son article sur la clôture du récit chez Aragon, O. Ben Taleb propose une opposition fructueuse :

Il est intéressant, en effet, de ne pas confondre ce qui est de l’ordre de l’espace textuel et ce qui est de l’ordre du fonctionnement  248 . Cela dit, le reste de l’analyse de cet article n’est pas transposable à notre propos, car il est fondé en grande partie sur l’instance absente du théâtre, à savoir le narrateur. Il faut donc retenir seulement la distinction mise en place comme une barrière de protection.

En revanche, on peut essayer de transposer au domaine théâtral un certain nombre de questions posées par G. Larroux et, surtout, de répondre à son invitation de lecture clausulaire, mission à laquelle il assigne trois tâches :

‘“découper le texte en portant attention à ses bordures, à ses frontières internes, fractures, interruptions, reprises, etc. (…) ; observer si la distribution du sens le long du texte s’effectue selon les critères de la clausularité (…), [repérer] la distribution dans le texte des effets stylistiques et rhétoriques, ainsi que leur éventuelle tendance à se placer à des points stratégiques. Il y a paradoxalement un travail intéressant à mener sur les premières et dernières phrases d’un texte”  249 .’

Après avoir fait une transposition, nous pourrions à ce stade reformuler ces problématiques à l’usage du théâtre :

Nous choisirons donc de poser les problèmes théoriques à partir des différents niveaux d’analyse dégagés plus haut. Pour la clarté de l’énoncé, nous utiliserons le couple minimal d’antonymes Nœud / dénouement, afin de voir comment il fonctionne au niveau du personnage puis à celui des structures, enfin à celui de l’espace textuel ; ou bien nous adopterons le mot imprécis de fin, qui nous permettra d’évacuer provisoirement le problème terminologique, qui se règlera en conclusion de ce chapitre.

Notes
230.

Cf. La Suite du Menteur, V, 1939-1954 et J. Scherer (1981), p. 141.

231.

Cf. la fin du Misanthrope ou celle de George Dandin.

232.

Cf. A. Ubersfeld (1996 b), p. 24.

233.

Cf. P. Pavis (1980), p. 273 : “Le nœud, ensemble des conflits qui bloquent l’action, s’oppose au dénouement, qui débloque celui-ci…”.

234.

J. Scherer (1981), p. 128.

235.

A. Ubersfeld (1996 b), p. 24.

236.

P. Pavis (1980), p. 107.

237.

G. Forestier dans M. Corvin (éd.) (1995), sous “Composition dramatique”, p. 209.

238.

Dans M. Corvin (éd.) (1995), sous “Composition dramatique : nœud”.

239.

M. Vinaver, dans M. Vinaver (éd.) (1993), p. 900, oppose la “parole-action” à la “parole instrument de l’action”. “La parole est action (…) quand elle change la situation, autrement dit quand elle produit un mouvement d’une position à une autre, d’un état à un autre. À l’opposé, la parole est instrument (ou véhicule) de l’action quand elle sert à transmettre des informations nécessaires à la progression de l’action d’ensemble ou de détail”.

240.

J.-M. Adam (1992), p. 170.

241.

Lequel matériau narratif est décomposable en fable ou histoire et en intrigue. Cf. J. Terrasse (1986), p. 35, T. Todorov, “Les catégories du récit littéraire”, Communications, 8, p. 133 et P. Pavis (1980), p. 168.

242.

Inventaire partiel de R. Barthes (1977), p. 7.

243.

Voir sur ce point les pages très éclairantes de J.-M. Adam (1992), p. 49-59, et aussi l’article de C. Brémond (1964). Sur les divers angles d’attaque de l’analyse du théâtre, cf. G.-D. Farcy (1986), notamment p. 29-30.

244.

K. Hamburger (1986), p. 175.

245.

Cf. G. Larroux (1995), p. 35 : “Philippe Hamon le signale, le mot ‘fin’ signifie trois choses : terminaison, finition et finalité. La première acception renvoie principalement à la matérialité (…) surtout en termes spatiaux d’ailleurs. La finition désigne en revanche l’achèvement structurel de l’œuvre, son aspect fini au sens où l’on dit d’un bel objet qu’il est fini et qu’il forme ainsi une totalité cohérente en vue d’un effet. Quant à la finalité du texte, c’est son orientation, ce à quoi il tend, son telos propre”. Sur cette terminologie, cf. C. Duchet (1996).

246.

Voir sur ces points G. Larroux (1995), p. 39-82. Il n’est pas indifférent qu’au théâtre on utilise le concept de “clôture” pour caractériser le théâtre classique. Cf. A. Ubersfeld (1982) p. 25 : “il y a des dramaturgies au contraire qui refusent la clôture et laissent le dénouement ouvert ; c’est le cas du vingtième siècle, sauf exception, où les auteurs maintiennent le spectateur incertain de la route que prendront les personnages”.

247.

O. Ben Taleb (1984), p. 131.

248.

Cela n’a évidemment rien à voir avec la séparation entre forme et fond.

249.

G. Larroux (1995), p. 46-47.

250.

G. Larroux (1995), p. 24.