I. Le niveau des personnages

1. personnage et nœud

Si les choses se jouent au niveau des personnages, peut-on vraiment parler de nœud ? On peut plutôt considérer qu’une pièce de théâtre consiste en l’addition de projets émanant de personnages, et qui sont concordants ou discordants. Elle est donc mue par une double logique : synchroniquement, elle montre la mise en relation des personnages autour d’un projet ou la mise en relation de projets différents ; diachroniquement, elle montre l’évolution du projet vers un aboutissement.

La première mise en relation a trouvé une formalisation célèbre dans le schéma actantiel inventé par A.-J. Greimas et revisité pour le théâtre par A. Ubersfeld. La relation sujet ‑ objet permet, en effet, de mettre à plat le projet du personnage  251 . La flèche tirée, dans le schéma, entre le sujet et l’objet “détermine à la fois un vouloir (‘classème anthropomorphe qui instaure l’actant comme sujet, c’est-à-dire opérateur éventuel du faire’, Greimas, Du Sens, p. 168) et un faire décisif, puisqu’il détermine l’action dramatique”  252 . Les compléments de ce système essentiellement binaire, à savoir l’opposant, l’adjuvant, le destinateur et le destinataire, montrent la mise en relation des personnages autour du projet. Et il est fréquent que plusieurs schémas actantiels soient présents simultanément au théâtre, exhibant plusieurs projets qui, s’ils sont contradictoires, aboutissent à un conflit.

La détermination d’actants permet de donner une formalisation globale à l’ensemble du système. En revanche, elle présente l’inconvénient, par l’image spatiale qu’elle donne, de paraître figer le mouvement, sans rendre bien compte de la chronologie et du rapport temporel entre les différents schémas qui s’opposent  253 . Peut-être pourrait-on, pour pallier ce défaut, essayer d’adapter le schéma actantiel en le dotant d’indications topographiques, permettant de rendre compte de la situation à un point P : en effet, les schémas actantiels concurrents ne se mettent pas forcément en place simultanément, et la formalisation ordinaire ne rend pas compte de ces décalages, pas plus d’ailleurs que du devenir de ces projets au cours de la progression de l’action. Se maintiennent-ils tous jusqu’au bout ? Sinon, quand disparaissent-ils ? Le schéma actantiel donne une idée de l’action dramatique comme un instantané donne l’idée d’un mouvement ; et pour accentuer l’idée de mouvement, le photographe a pour ainsi dire mis en surimpression tous les clichés de la série, rassemblés en un seul : cela rend bien visibles, certes, tous les mouvements, mais il y manque l’épaisseur et surtout l’ordre et l’intensité.

On pourrait donc proposer d’intégrer aux données habituelles un axe chronologique :

La logique synchronique du projet concerne les étapes qui constituent ses avancées ou ses reculs jusqu’à un aboutissement : réussite ou échec. A. Viala fait une proposition de définition du nœud qui nous semble transposable au projet du personnage. Il écrit en effet :

‘“L’art du dramaturge (…) réside dans la façon dont, après avoir donné dans l’exposition les informations indispensables, il amène l’enjeu de l’action, la question qui engage le déroulement de toute la pièce (…) ce qui constitue le nœud de l’action, et dont le dénouement donnera la réponse”  254 .’

La question vise à rendre compte du nœud, mais si l’on formule une question du type “Untel réussira-t-il à [+ verbe d’action + COD éventuel]”, on montre qu’un projet est en place, qu’un processus est à l’œuvre, avec sa progression, sa régression, ses phases statiques. Ce double aspect caractérise le nœud du point de vue du personnage.

Notes
251.

A. Ubersfeld (1982), p. 142 : “L’axe principal, et qui forme l’ossature de tout récit, est celui qui unit le sujet à l’objet”.

252.

A. Ubersfeld (1982), p. 175.

253.

Manque aussi l’indication d’efficacité. Dans un schéma, toutes les flèches se valent, si elles ont la même forme.

254.

Cf. A. Viala (éd.) (1997) p. 24. L’auteur donne quelques exemples de ces “question[s] qui engage[nt] tout le déroulement de la pièce”. Pour la comédie, la question “pourront-ils s’épouser ?” correspond tout à fait à la formulation du projet que nous évoquions. En revanche, lorsque, pour la tragédie, il donne les exemples suivants : “Antigone sera-t-elle condamnée ou non ?”, “Iphigénie sera-t-elle sacrifiée ou pas ?”, il nous semble qu’il abandonne la notion de projet pour passer à celle de destin, sans doute parce qu’A. Viala souhaite montrer que le personnage tragique subit l’action. Pourtant, on peut aussi déterminer des projets dans la tragédie : cf. A. Ubersfeld (1982), p. 88-92 (analyse de Phèdre).