b. le mariage, marqueur de temps ?

La difficulté est plus grande pour la comédie  260 . Quel événement du côté du monde peut donner l’illusion de la fin ? Le choix du mariage, qui s’est imposé peu à peu, paraît logique aux sémioticiens  261 . Il nous paraît néanmoins de nature particulière par rapport à la mort. Il représente non pas la fin du personnage mais au mieux la fin d’un stade du personnage et au pire la fin d’une situation. Il apparaît en tout cas comme une rupture légère, même si l’on considère qu’il est un rite de passage déterminant de l’enfance à l’âge adulte. Cela dit, comme la mort, le mariage est une fin qui ne doit pas se montrer. En effet, ainsi que le rappelle J. Emelina :

‘“Depuis le Concile de Trente, le mariage est devenu une cérémonie sous la juridiction de l’Église, donc exclue de la scène. Seuls ses préludes ‑ accord parental et contrat ‑ peuvent être représentés. Un notaire, mais point de prêtre. C’est dire que l’essentiel du bonheur dans la comédie et ce qui constitue la caractéristique fondamentale du genre ont lieu après”  262 .’

Cette fin non plus ne peut pas se montrer sur scène. Les règles théâtrales de bienséances entrent donc en résistance avec les thèmes habituels de la fin.

Le mariage, quoi qu’il en soit, s’inscrit dans la linéarité du temps théorique du personnage comme une frontière entre l’enfance et l’âge adulte qui, comme dans le roman de formation ou le conte, induit la fin de la dépendance aux parents, l’entrée dans l’âge adulte et éventuellement le changement d’espace.

La rupture semble différente pour les personnages de veuves qui peuplent l’univers marivaudien  263 . Le remariage est un changement d’état au second degré, dont le circuit s’établit ainsi :

Il ne s’agit pas d’un retour en arrière, d’un effet circulaire, mais d’une spirale. L’expérience a déjà été vécue et nul doute que le premier mariage serve d’arrière-plan au second. L’on voit bien qu’il ne s’agit pas de la fin de personnage mais de la fin d’une situation qui, à un moment, caractérise le personnage.

Quoi qu’il en soit, le mariage comme fin induit un compte-à-rebours qui mêle le temps théorique du personnage, le temps de la fiction du personnage et le temps de la pièce du personnage. Le mariage se réalise à un moment précis du temps du personnage ; ce n’est donc pas un hasard si l’on connaît souvent son âge : on sait que l’Angélique des Acteurs de bonne foi a vingt ans, que les quatre jeunes cobayes de La Dispute ont “dix-huit ou dix-neuf ans”, que La Vallée, dans La Commère, n’a “pas encore vingt ans”, etc.

Le mariage définit aussi la fin du temps de la fiction, c’est-à-dire celui d’une portion de temps démarquée par l’événement le plus lointain qui nous soit indiqué dans la vie du personnage. En général les comédies de Marivaux désignent comme événement fondateur de la fiction  264 le mariage précédent (s’il y a une veuve) ou la rencontre amoureuse (s’il y a une ingénue). Le mariage sert aussi de borne à un autre temps, celui de la journée que la pièce montre en train de se dérouler. C’est donc une borne à partir de laquelle le temps est rappelé, les événements sélectionnés. Les trois temps peuvent être schématisés ainsi  265  :

Cependant, certains personnages sont par essence exclus de cette potentialité de fin. Ainsi, dans le théâtre de Marivaux, les femmes qui atteignent ou dépassent la barrière des quarante ans. Ou quelques personnages masculins : les amoureux trop peu performants, comme l’Ergaste de La Mère confidente, qui ne sait pas tenir une conversation car, “quand il a dit un mot, il est si fatigué qu’il faut qu’il se repose”  266  ; les veufs qui sont en même temps pères, et que la tradition estime trop âgés pour ne pas être des amants ridicules. À ces personnages, le mariage est interdit  267 .

Notes
260.

Cf. M. Deguy (1986), p. 123 : “dans la vie, comme on dit, ça ne peut finir que mal, puisque ça finit par le veuvage ou la séparation – en fait. La comédie élit l’autre ponctuation : ça commence mal, ça n’arrive pas à commencer. Ou : comment commencer ? Et ça finit par le bon commencement : la simultanéité des oui”.

261.

G. Larroux (1995), p. 72-73, se demande en effet si la mort et le mariage “ne réalisent pas de manière quasi idéale les deux types (et pour le sémioticien les deux seuls) énoncés d’état”. La mort conduirait à un énoncé d’état disjoint, le mariage à un énoncé d’état conjoint.

262.

J. Emelina (1986), p. 173.

263.

Cf. M. Descotes (1972), p. 167. L’auteur ne parle pas explicitement des veuves, mais distingue la catégorie des ingénues de celle des amoureuses (où se rangent les veuves). Les amoureuses “possèdent, en ce domaine amoureux qui est le seul à l’intérieur duquel Marivaux les anime, une expérience dont sont dépourvues les ingénues”.

264.

On peut retrouver cet événement fondateur, ce terminus a quo, en reconstituant la fable. La notion d’événement fondateur introduit une dimension chronologique et un lien de causalité.

265.

La mort tragique, au contraire, fait coïncider les trois dimensions.

266.

La Mère confidente, sc. VIIII (réplique de Lisette).

267.

La seule fin, pour eux, est la mort, renvoyée à plus tard, laquelle assurera aux jeunes gens des revenus substantiels. Dans cet univers comique, la mort est toujours utile aux vivants : cf. L’Héritier de village. Sur le problème du mariage et de l’âge, cf. J. Scherer (1968), p. 298-299.