I. Poétique du titre marivaudien

1. Morpho-syntaxe et prosodie des titres du corpus  328

L’organisation purement formelle des titres permet de dégager quelques caractéristiques. Dans leur grande majorité, ces titres sont extrêmement courts. Ainsi on a une occurrence de nom propre, Félicie  329  ; sept exemples de groupes nominaux déterminant + nom : La Colonie, La Méprise, Le Legs, Les Sincères, L’Épreuve, La Dispute, La Provinciale. On trouve aussi deux structures d’expansion du groupe nominal. L’une consiste à le développer au moyen d’un complément du nom en de, l’autre à l’amplifier au moyen d’un adjectif ou d’un participe passé. Ce type se trouve deux fois, dans les deux premières pièces de Marivaux, Le Père prudent et équitable, avec deux épithètes (cas unique dans toute l’œuvre de Marivaux, où l’on ne trouve au mieux qu’une seule épithète), et Arlequin poli par l’amour, dans lequel le participe passé est lui-même complété par son complément d’agent. Ces deux formes de titres, malgré leur équilibre et leur réussite incontestable  330 , ne seront plus réutilisées par Marivaux pour les petites pièces. Il est notable que la première est dotée d’un sous-titre, effet qu’on retrouvera dans certaines grandes pièces  331 mais nulle part ailleurs dans les pièces en un acte.

Que déduire de cette première observation ? D’abord, sans doute, qu’après deux essais qu’il ne renouvellera pas, Marivaux va privilégier pour les titres des petites pièces la brièveté percutante. Si l’on compare le corpus des petites pièces à celui des grandes comédies en trois ou cinq actes, on s’aperçoit que ces dernières ne contiennent aucun titre tel que Les Sincères. Les titres hésitent entre le tour GN avec épithète ou participe (La Double Inconstance, La Fausse Suivante, Les Serments indiscrets, Le Petit-maître corrigé, La Mère confidente, Les Fausses Confidences) et le tour avec GN développé par un complément du nom (La Surprise de l’amour, L’Île de la raison, pièce elle-même dotée d’un sous-titre GN + épithète : Les Petits Hommes, Le Triomphe de l’amour), parfois même par deux compléments (Le Jeu de l’amour et du hasard) ou un cumul des deux types (La Seconde Surprise de l’amour). Peut-être peut-on émettre l’hypothèse, avant toute réflexion sur la question du sens, que Marivaux tend à répercuter dans le titre même de la comédie en un acte la briéveté de la forme, et dans le titre des grandes comédies une expansion obligatoire, dans une sorte de mise en abyme structurelle : aux grandes pièces un titre assez long ou long, aux petites pièces un titre très court. Il est troublant de constater, en tout cas, que, hormis Le Père prudent et équitable et Arlequin poli par l’amour, titres aux longueurs exceptionnelles, aucune petite pièce n’est dotée d’un titre qui excède sept syllabes  332 . Les grandes comédies, au contraire, n’ont aucun titre à deux, trois ou quatre syllabes ; les plus courtes, sur ce plan-là, ont cinq syllabes (quatre pièces), quatre ont six syllabes, deux en ont sept, une en a huit, une en a neuf, une en a dix. Ainsi, en excluant momentanément du corpus des petites pièces les deux premières, dont le titre, agrémenté d’un sous-titre pour la première, est manifestement décalé et non-conforme à l’usage ultérieur de Marivaux, la moyenne du nombre de syllabes du titre des petites pièces est de 4, 58 ; ce chiffre se monte à 6, 54 pour les grandes comédies, et l’on voit que si le rapport de 4, 58 à 6, 54 (équivalant à un rapport de 1 à 1, 43) ne reproduit pas exactement le rapport de la longueur moyenne des petites comédies à la longueur moyenne des grandes (qui est de 1 à 2  333 ), il y a peut-être bien tout de même dans la pratique du titre marivaudien un effet de miroir structurel.

Dans les pièces en un acte, l’adjectif/participe (quand il y en a) est toujours placé derrière le nom (sauf dans Crispin l’heureux fourbe, sous-titre du Père prudent et équitable, décidément exceptionnel), comme cela ressort des titres suivants : Le Père prudent et équitable, La Joie imprévue, La Femme fidèle, Le Dénouement imprévu, Le Préjugé vaincu. Or ce trait contraste avec les occurrences de la même structure dans les grandes comédies. En effet, ces dernières alternent la séquence avec adjectif antéposé ou postposé  334 , sans que l’option choisie soit nécessai­re­ment contrainte par la syntaxe de l’adjectif : L’Heureux Stratagème, La Double Inconstance paraissent ainsi suivre un ordre marqué par rapport à l’usage  335 . Y a-t-il là une recherche particulière ? Disons que l’ordre des éléments est régulier dans les petites pièces, parfois marqué par une certaine recherche dans les grandes. Doit-on y lire la volonté de Marivaux de réserver les effets éventuels pour les titres des grandes comédies et d’aller à l’efficacité la plus économique pour les petites pièces, vite produites et vite oubliées  336  ?

Notes
328.

Ont été exclus de notre corpus, rappelons-le, L’Amour et la vérité, pièce très lacunaire, et Le Saut du fossé, que Marivaux lui-même ne classait pas comme une pièce mais comme un dialogue. Au demeurant, ces deux titres s’intégreraient parfaitement à l’un ou l’autre des types décrits dans cette section et n’offrent rien de particulier à l’analyse.

329.

Cette pratique est plutôt celle de la tragédie. Ainsi l’unique tragédie complète de Marivaux, Annibal. J.-P. Landry (2000) oppose cet usage de la tragédie et celui des autres genres, comédie, tragicomédie et pastorale : “Ces genres théâtraux prennent souvent pour titre l’énoncé de la situation mise en scène ou du sujet traité (…). On constate donc que les titres des comédies ont tendance à caractériser l’histoire, à en définir les grandes lignes ‑ et ce n’est pas un hasard si l’on parle parfois à leur propos de ‘comédie d’intrigue’. Avec Molière et Racine, on note une évolution, inscrite dans les titres, vers la comédie de caractère” (p. 111-112).

330.

B. Dort (1964), dans la notice inaugurative de la pièce Arlequin…, p. 57, signale ainsi que “rapidement le titre d’Arlequin poli par l’amour passe en ‘proverbe pour des idiots qui le deviennent moins étant amoureux’”.

331.

Le Prince travesti ou L’Illustre Aventurier, La Fausse Suivante ou Le Fourbe puni, L’Île de la raison ou Les Petits Hommes ; trois pièces successives, respectivement données en 1724, 1724 et 1725, les deux dernières seulement séparées par une pièce en un acte, Le Dénouement imprévu.

332.

Deux syllabes : L’Épreuve, Le Legs ; trois : La Méprise, La Commère, Les Sincères, La Dispute, Félicie ; quatre : La Colonie, La Provinciale (pour laquelle il paraît inutile de faire la diérèse que l’on ferait dans un vers et qui n’est pas naturelle en prose) ; cinq : L’Île des esclaves, L’École des mères, La Joie imprévue, La Femme fidèle ; six : Le Préjugé vaincu (notons qu’il n’y a pas le complément d’agent qu’on trouve dans …poli par l’amour), L’Héritier de village ; sept : Le Dénouement imprévu, Le Triomphe de Plutus, La Réunion des amours (sans diérèse), Les Acteurs de bonne foi.

333.

Les comédies en un acte ont un nombre moyen de pages de 27, 43 dans H. Coulet et M. Gilot (1993), les comédies en trois actes, auxquelles on a adjoint Les Serments indiscrets, seule comédie en cinq actes, ont en moyenne 55, 77 pages, soit un rapport des petites aux grandes presque exactement égal à 1/2. Une remarque notable s’impose après cette petite arithmétique. Les petites comédies ont un format assez variable : de 18 pages pour les plus courtes (La Réunion des amours, Félicie) à 42 pour la plus longue (Le Père prudent et équitable, première tentative décidément hors norme : cela dit, sa forme versifiée n’est pas sans conséquence sur ce dépassement apparent), elles offrent un écart-type probablement assez élevé ; les grandes pièces au contraire sont très calibrées. Hormis Le Jeu de l’amour et du hasard et La Mère confidente (47 pages chacune) ou La Seconde Surprise de l’amour (51 pages), toutes les comédies ont 53 pages (Le Petit-maître corrigé, L’Heureux Stratagème), 56 pages (Le Triomphe de l’amour), 59 pages (L’Île de la raison, La Mère confidente) ou 60 pages, avec un remarquable tir groupé : La Surprise de l’amour, La Double Inconstance, Le Prince travesti, La Fausse Suivante, quatre comédies successives, et Les Serments indiscrets, en cinq actes. Cette convergence extrême des grandes formes, très troublante, pourrait laisser entendre que Marivaux a le compas dans l’œil naturellement ou qu’il écrit sur des cahiers pré-formatés fixant une limite externe, avec peut-être le calibre exact correspondant à la durée du spectacle à venir.

334.

Avec parfois un jeu chiasmatique entre le titre et le sous-titre éventuel : Le Prince travesti ou L’Illustre Aventurier, La Fausse Suivante ou Le Fourbe puni.

335.

L’adjectif heureux est, cela étant, souvent antéposé, peut-être pour des raisons euphoniques, et notamment à chaque fois dans les titres de pièces du dix-septième siècle : Les Heureuses Infortunes (Bernier de la Brousse, 1618), L’Heureuse Constance (Rotrou, 1635), L’Heureux Naufrage (Rotrou, 1637), Les Coups d’amour et de Fortune ou L’Heureux Infortuné (T. Corneille, 1656), Le Vieillard amoureux ou L’Heureuse Feinte (F. Pascal, 1663). Heureux est, dans cet emploi, sans doute non-classifiant (cf. D. Maingueneau, Éléments de linguistique pour le texte littéraire, Dunod, 1993, p. 121-142), avec le sens de “qui finit bien”, et est assez libre de choisir sa place. Reste alors le critère prosodique : on a tendance à mettre l’élément long après l’élément bref (orage épouvantable plutôt qu’épouvantable orage). Heureux Stratagème serait alors plutôt bien formé, mais non pas Heureux Fourbe. Quoi qu’il en soit, une réplique de Suzanne à Chérubin (Figaro I, 7), entièrement parodique : “l’heureux bonnet, le fortuné ruban qui…”, semble bien montrer que l’antéposition de ces épithètes est connotée comme précieuse.

336.

Les pièces en un acte sont plus menacées que les autres du fait des conditions de leur production. M. de Rougemont (1988) oppose en effet “les comédies de trois à cinq actes, qui seront au centre d’une représen­tation” et celles “de un à trois actes, qui serviront de complément (…). On écrit alors au moins deux fois, peut-être trois ou quatre fois plus de petites comédies que de grandes. Forains et boulevards jouent trois à six ou sept pièces par représentation, et cette pratique est parfois imitée par les Italiens, voire par les Français” (p. 24).