2. titres en résonance ?

a. résonance interne

Si l’on considère les titres de l’ensemble des pièces de Marivaux, on peut constater à quel point ils ont une cohérence interne et sont en eux-mêmes une griffe du créateur. Par exemple certaines reprises lexicales créent des passerelles d’un titre à l’autre :

  • Le Triomphe de Plutus / Le Triomphe de l’amour
  • L’Île des esclaves / L’Île de la raison  337
  • Le Dénouement imprévu  / La Joie imprévue
  • La Surprise de l’ amour  / La S econde Surprise de l ’amour   338
  • La Mère confidente / L’École des mères
  • Crispin l’heureux fourbe  / Le Fourbe puni  339
  • Crispin l’ heureux fourbe / L’ Heureux Stratagème
  • La Fausse Suivante / Les Fausses Confidences
  • Le Jeu de l’ amour et du hasard / les deux Surprise de l’ amour

Au-delà de toutes ces reprises, presque des tics langagiers  340 , qui créent l’impression d’un univers marivaudien du titre, ces titres sont le reflet du théâtre de Marivaux. Ils en montrent en effet les personnages-clés et les structures.

En ce qui concerne les personnages, on pourrait regrouper les titres en fonction de trois critères inhérents au personnage de théâtre : sa sphère familiale, sa sphère sociale, sa sphère psychologique.

La première sphère permet de constituer ce que l’on appelle la constellation des personnages. Si l’on constitue un corpus composé par exemple de La Femme fidèle, Le Prince travesti, Le Père prudent et équitable, La Mère confidente, L’École des mères, La Fausse Suivante, Crispin l’heureux fourbe, on se trouve face aux trois types de personnages qui constituent la cellule familiale de la comédie, à savoir les parents (“père”, “mère(s)”), le couple (“femme” / “le Prince”), les valets (“Crispin” / “suivante”). Un des sextuors fondamentaux du théâtre de Marivaux est ainsi artificiellement reconstitué à travers les titres épars de plusieurs pièces.

À cette constellation familiale, se superpose celle que l’on pourrait appeler la constellation sociale et qui présente les personnages typés du théâtre marivaudien, qu’on peut classer hiérarchiquement : la sphère supérieure, comprenant les dieux (“Plutus”, les “Amours”) et les hauts personnages (“le Prince”), la sphère intermédiaire (la “suivante”, le “petit-maître”, la “provinciale”), la sphère inférieure (“esclaves”, “Crispin”, “village”). Variante de cette même sphère, l’opposition géographique entre la ville (celle du “Prince”) et la non-ville, proche (le “village” de l’héritier, le bourg de “la provinciale”), lointaine ou de nulle part (les “îles”, la “colonie”).

Sont donc rassemblés dans ces titres les univers marivaudiens en miniature avec les personnages qui les représentent. Sont mises en place aussi, en germe, les tensions qui vont s’exercer entre les lieux et les castes.

Mais on voit aussi dans ces titres les caractéristiques principales du théâtre de Marivaux. En effet, les titres recoupent à la fois les thématiques et les structures fétiches du dramaturge.

Pour procéder à une distinction typologique, nous prendrons comme point de départ la classification de G. Genette(1987). Ce dernier prend position par rapport aux théories proposées avant lui par les inventeurs de la titrologie  341 . Et il propose à son tour une distinction fondamentale entre les titres thématiques  342 , “portant sur le’contenu’ du texte”, et les titres rhématiques, qui procèdent “d’une désignation générique”  343 , “un trait purement formel”, “mais qui vise toujours manifestement le texte lui-même, non son objet…”  344 .

Il montre comment certains titres sont “mixtes, c’est-à-dire comportant clairement séparés un élément rhématique (le plus souvent générique) et un élément thématique. Tous les titres de ce type commencent par une désignation du genre, et donc du texte, et continuent par une désignation du thème”  345 .

Si, à cette aune, on considère l’ensemble du théâtre de Marivaux, on remarque que les titres sont quasi-exclusivement thématiques et peuvent se ranger dans des sous-classes commodes :

  • -thème amoureux :
    • Arlequin poli par l’amour
    • La Surprise de l’amour
    • Le Triomphe de l’amour
    • Le Jeu de l’amour et du hasard
    • La Seconde Surprise de l’amour
    • La Réunion des amours
    • La Femme fidèle
    • La Double Inconstance
    • Félicie  346

avec son corrélat, le déguisement ou le non-déguisement, physique ou moral :

  • Les Serments indiscrets
  • Les Sincères
  • Le Prince travesti
  • La Fausse Suivante
  • Les Fausses Confidences
  • -thème social :
    • L’Île de la raison
    • L’Île des esclaves
    • La Colonie
    • Le Préjugé vaincu
    • Le Petit-maître corrigé
    • Le Père prudent et équitable
    • L’École des mères
    • La Mère confidente
    • La Provinciale
  • -l’argent :
    • Le Legs
    • L’Héritier de village
    • Le Triomphe de Plutus…

Les pièces à thème social ou parlant d’argent peuvent aussi contenir une intrigue amoureuse, mais celle-ci est liée à une autre question, présentée, par le titre même, comme centrale. Par exemple, lorsque le mariage forme le nœud, il est lié à une problématique sociale. Notons par exemple que dans ces pièces “sociales”, contrairement aux pièces qui réfèrent directement à l’amour, les jeunes gens ne sont pas libres de leur choix et doivent contourner un interdit paternel. Thématiques amoureuses et thématiques sociales entremêlées, nous sommes bien de plain-pied dans l’univers marivaudien. Le thème induit par le titre est le reflet de la thématique d’une œuvre  347 .

La deuxième catégorie, celle du titre rhématique, n’est guère représentée que par La Seconde Surprise de l’amour, titre pour le moins ambigu (cf. la note 338, p. 161). D’une part, il y a référence au contenu de la pièce, puisque la Marquise veuve de cette pièce vit pour la seconde fois, à sa grande surprise, un amour très tendre  348 . En même temps, il s’agit de la seconde pièce intitulée La Surprise de l’amour. On se trouve dans une situation évoquée par G. Genette à propos de Corneille : “Le Menteur était un titre parfaitement thématique ; dans La Suite du Menteur, qui est rhématique, (cette pièce est la suite…), il devient lui-même rhématique (cette pièce est la suite de la pièce intitulée…)”  349 . Peut-être aussi peut-on estimer que La Dispute est également rhématique, l’allusion se faisant à l’exercice de la disputatio, le débat argumenté, la discussion sur un sujet donné (cf. les Tusculanae disputationes de Cicéron).

Enfin, il y a les titres mixtes. D’après la classification de G. Genette, nous pourrions placer dans cette catégorie Le Jeu de l’amour et du hasard, à condition d’admettre que le terme jeu fait allusion à la forme de la “pièce en vers, dramatique ou comique, au Moyen-Âge”  350 . Jeu est l’indice rhématique, placé en tête, l’amour et le hasard l’indice thématique. Mais l’indice rhématique n’est pas générique en l’espèce : la comédie de Marivaux n’est pas, sur le plan de la typologie des genres littéraires, un jeu (comme Le Jeu de Robin et Marion), pas plus d’ailleurs que La Dispute n’est une dispute, au sens du genre d’exercice rhétorique. En sorte que, si l’on est en droit de trouver que le titre Le Menteur, entièrement thématique, devient rhématique quand il entre dans l’autre titre La Suite du Menteur, car il devient en quelque sorte un mot en mention, on doit trouver de même qu’un titre comme Jeu est rhématique seulement si le texte est codifié comme un jeu médiéval. On aurait donc plutôt intérêt à dire que ces termes métalinguistiques jeu et dispute sont, dans les deux œuvres en cause, en emploi thématique : ces œuvres sont des comédies évoquant une dispute ou un jeu, et on peut parfaitement ranger leurs titres dans la catégories des titres thématiques. Au contraire, une pièce comme La Grande Pastorale (sous-titre des Amants de Chrestien des Croix, 1613) est entièrement rhématique, puisque c’est une pastorale, et La Comédie du palais (de Corneille) est un titre mixte. À cette aune, tous les titres des comédies de Marivaux sont thématiques.

La classification genettienne que nous avons proposée laisse pour l’instant de côté quelques cas particuliers, que nous avons réservés : Les Acteurs de bonne foi, Le Dénouement imprévu, La Joie imprévue, L’Heureux Stratagème, La Méprise, L’Épreuve.

Ces titres réfèrent, directement ou moins directement, au théâtre, soit parce qu’ils emploient du lexique spécialisé de la dramaturgie (acteurs, dénouement), soit parce qu’ils parlent de la structure dramatique. Cela va de soi pour dénouement ; mais le parallélisme des formes des titres Le Dénouement imprévu et La Joie imprévue met le terme joie, d’une certaine manière, en correspondance intertextuelle avec dénouement et apparaît, nous y reviendrons, comme inclusif de ce terme. Quant à L’Heureux Stratagème, La Méprise, L’Épreuve, on peut considérer qu’ils désignent des formes de nœud théâtral, certains termes impliquant une dynamique particulière, le stratagème et l’épreuve, la méprise étant plutôt du côté de ce qui est subi, sans contrôle du ou des personnages, ballotté(s) par un méchant hasard et non par la stratégie d’un autre actant.

Comment classer ces titres ? Nous proposons d’instituer une catégorie spécifique à l’intérieur du groupe des titres rhématiques, celle des titres métathéâtraux, c’est-à-dire de ceux qui renvoient spécifiquement au théâtre  351 .

Le théâtre marivaudien utilise donc un système de titres très massivement thématiques. Mais les quelques titres rhématiques que l’on peut distinguer sont particulièrement intéressants, car ils jouent sur les frontières entre thématique et rhématique. Ainsi pour La Joie imprévue ou La Dispute, qui est une pièce sur une dispute en même temps qu’une pièce-dispute. Ces ambiguïtés sont accentuées par le fait que nombre de titres marivaudiens utilisent un mot métalinguistique ayant à voir avec le discours, oral ou écrit. Le titre marivaudien parle du langage : La Mère confidente   352 , Les Serments indiscrets, Les Fausses Confidences , La Dispute , voire Le Legs , qui est un discours écrit, ou, pourquoi pas, L’Épreuve (on songe au texte qui sort de chez l’imprimeur et que l’auteur est invité à corriger une dernière fois), sans parler des allusions plus indirectes au langage, classables comme du discours indirect, comme dans La Fausse Suivante : le titre ainsi profilé dit en effet que le personnage de suivante n’est pas une suivante mais prétend qu’elle est une suivante, et l’on pressent d’emblée que toute l’intrigue va reposer sur ce discours mensonger. De même Les Fausses Confidences (comédie donc doublement marquée dans son titre comme pièce sur le langage) nous signale dès le titre que les paroles qui vont être dites affirment être des confidences mais sont autre chose.

Le titre chez Marivaux joue donc bien souvent au double jeu avec le code linguistique, et c’est ainsi une caractéristique constante de son théâtre qui se retrouve condensée dans l’intitulé même de ses pièces.

Le réseau de mise en abyme en intertextualité à l’intérieur du corpus s’accompagne d’une référence possible à d’autres pièces connues, comme si le titre revendiquait une filiation de genre, de fable ou de personnage. Voici quelques résonances possibles de titres de pièces en un acte de Marivaux avec des titres de pièces du dix-septième et dix-huitième siècles, antérieures ou contemporaines  353 .

Notes
337.

Pour les deux titres de couples, on peut noter la même règle de variation : le complément est une personne dans la première colonne, une entité abstraite dans la deuxième.

338.

Deuxième titre ambigu : outre le fait qu’on ne sait si l’on a affaire à un génitif subjectif ou objectif (cf. H. Coulet (1992), p. 260 : “Est-ce l’amour qui surprend, est-ce l’amour qui est surpris ?”) faut-il comprendre La Surprise de l’amour n° 2 (comme on a une Suite du Menteur, avec les mêmes personnages), ou bien “deuxième intrigue qu’on peut intituler Surprise de l’amour”, avec des personnages autonomes mais un patron de fable comparable, ou “l’amour surprenant une deuxième fois des personnages qui ne s’y attendaient plus” ? La preuve que le titre n’est pas forcément métalinguistique est donné par la comparaison entre la pièce longue La Nouvelle Colonie et la pièce courte La Colonie : paradoxalement (si paradoxe il y a), la première des deux, chronologiquement, est bien La Nouvelle Colonie, titre dans lequel il est clair que l’adjectif ne peut s’interpréter comme un indice de connotation autonymique : il y est question d’une nouvelle colonie (comme on dit la Nouvelle Calédonie) et non pas d’une Colonie n° 2.

339.

Sous-titres, respectivement, du Père prudent et équitable et de La Fausse Suivante.

340.

Le phénomène de quasi-récurrence des titres contribue à alimenter le mythe de la similitude des pièces de Marivaux et à créer des confusions entre les pièces contenant le mot amour par exemple.

341.

Il donne, p. 54, une bibliographie de cette discipline inventée, dit-il, par Claude Duchet.

342.

Tout en reconnaissant que cette terminologie n’est pas “irréprochable” puisqu’“un lieu (…), un objet (…), un leitmotiv, un personnage, même central, ne sont pas à proprement parler des thèmes, mais des éléments de l’univers diégétique des œuvres qu’ils servent à intituler”, Seuils, p. 38.

343.

Ibid., p. 82.

344.

Ibid., p. 83.

345.

Ibid., p. 84-85.

346.

C. Fromilhague (2000) écrit à propos des titres qui se résument à un nom propre : “…dans l’optique d’Um­berto Eco, il est le titre le plus respectueux du lecteur. En effet, quand le nom propre est employé comme titre, il est un signe pleinement opaque : comme nom propre, il n’a pas de contenu conceptuel, comme titre-seuil du texte, il n’a pas de référent identifiable, sinon par cataphore (c’est par la lecture du co-texte que le lecteur en saura plus sur le héros éponyme)” (p. 132). Cette réflexion ne s’applique pas, selon nous, à tous les noms propres. Ainsi Candide… ou Félicie disent quelque chose du personnage éponyme et de son rapport au monde fictionnel, et ne sont donc pas totalement opaques.

347.

Y. Mancel (1987), à propos des Acteurs de bonne foi, relève dans les titres un champ lexical et un champ sémantique liés au thème de la vérité : “Le thème de la vérité obsède l’œuvre de Marivaux. Outre Les Acteurs de bonne foi, trois autres titres empruntent à la ‘fides’ latine l’un de ses dérivés : La Mère confidente, Les Fausses Confidences, La Femme fidèle, auxquels il faudrait adjoindre, pour leur gravitation dans le même champ sémantique : La Fausse Suivante, Les Serments indiscrets, La Méprise, Les Sincères…” (p. 9).

348.

Son premier amour est décrit Acte I, scène 1 par des mots touchants : “…après deux ans de l’amour le plus tendre, épouser ce que l’on aime, ce qu’il y a de plus aimable au monde, l’épouser, et le perdre un mois après!”.

349.

G. Genette (1987), p. 83.

350.

Même si nous avons conscience qu’il ne s’agit là que d’un clin d’œil. Il est évident que ce titre joue aussi sur le rapport à une expression comme jeu de hasard, et qu’il est, en ce sens, entièrement thématique. Cependant, nous jugeons restrictif de ne voir dans le terme jeu que “ce qui relève ou semble relever de la fantaisie pure… Par métaphore, les jeux de destin, de la fortune, Le Jeu de l’amour et du hasard, pièce de Marivaux” (Petit Robert, s.v. jeu). Sur le sens du mot jeu, cf. H. Coulet (1992), p. 259-260.

351.

Cette catégorie pourrait accueillir La Mère confidente. En effet, la confidente est un type théâtral spécifique et tout le paradoxe du titre vient de l’intrusion du mot mère comme noyau du groupe nominal : une mère ne saurait être une confidente, puisqu’elle est juge et partie, ce qui explique toutes les distinctions subtiles que la mère tente de justifier entre les deux fonctions qu’elle assure à tour de rôle ou en même temps.

352.

Cf. A. Rivara (1996 b), p. 64-65 : “En langage de théâtre, La Mère confidente est plus nettement oxymorique, association paradoxale d’emplois et même de genres. Dans la comédie, quand elle est seule, la mère est surtout obstacle à l’amour (…). Elle ne peut être l’auxiliaire des jeunes gens que contre des projets paternels trop ambitieux ou extravagants”. Elle ajoute plus loin, sur le statut générique de l’œuvre : “le terme de ‘confidente’ n’appartient pas au lexique de la comédie mais à celui de la tragédie ou de la pastorale (…). ‘Confidente’ préserve la dignité maternelle dans cette comédie sérieuse et même, comme on l’a dit, ‘sensible” (p. 66).

353.

Sources : pour le dix-septième, l’Appendice III de J. Scherer (1981) et M. Vuillermoz (éd.) (1998) ; pour le dix-huitième, l’index du livre de D. Trott (2000), et les notices de F. Rubellin et F. Deloffre, annexées aux pièces de Marivaux dans leur édition complète, chez Garnier-Flammarion.