b. résonance externe entre titres et intertextualité

Les titres, tels que nous pouvons les observer dans la liste que propose J. Scherer (1981) à la fin de son livre, montrent qu’un usage s’est mis en place progressivement au dix-septième siècle pour parvenir à l’intitulation telle qu’elle tend à se fixer au début du dix-huitième siècle pour la comédie. En effet, l’examen de la morpho-syntaxe des titres rapportés à leur sous-genre au dix-septième siècle donne les résultats suivants, que nous présentons sous forme de tableau :

Pastorale Tragi-comédie Tragédie Comédie Autres
nom propre seul  354 5 40 74 12 10
nom propre accompagné d’un dé­ter­minant et/ou d’une épithète  355
1

ø

6

6

ø
nom propre accolé à un autre  356 ø 5 6 1 1
nom propre avec apposition  357 ø 1 11 ø ø
nom propre déterminant ou déter­miné de GN  358
ø

9

21

16

5
nom propre + participe  359 ø 2 2 ø ø
nom propre + sous-titre  360 3 23 28 10 1
GN seul  361 5 28 5 59 12
GN + sous-titre GN  362 3 7 ø 19 ø
GN + sous-titre contenant un nom propre  363
1

1

2

2

2
sous-titre construit sur une forme verbale  364
ø

ø

ø

3

ø

Il faudrait ajouter un critère à ce tableau : dans les titres, éventuellement sous-titrés, et excédant la longueur habituelle, la présence de noms propres tend à s’imposer. Ainsi dans ces tragi-comédies ou tragédies : La Célidée sous le nom de Calirie ou De la générosité d’amour (tragi-comédie de Rayssignier, 1634), Le Jugement de Pâris et le ravissement d’Hélène (tragi-comédie de Sallebray, 1639), Le Grand et Dernier Solyman, ou La Mort de Mustapha (tragédie de Mairet, 1639), L’Ombre du Comte de Gormas et la Mort du Cid (tragi-comédie de Chillac, 1639), Le Jugement équitable de Charles le Hardi, dernier duc de Bourgogne (tragédie de Mareschal, 1645), et dans ces pastorales : Tragi-comédie pastorale où les amours d’Astrée et de Céladon sont mêlées à celles de Diane, de Silvandre et de Pâris avec les inconstances d’Hylas (Rayssignier, 1630), La Célimène de Monsieur de Rotrou, accommodée au théâtre sous le nom d’Amarillis (pastorale de Tristan L’Hermitte, 1653).

L’examen statistique de notre relevé manuel, qui n’est pas à l’abri d’erreurs ponctuelles, montre la proportion suivante :

  • présence de noms propres dans les titres de tragédies : 120 sur 127
  • présence de noms propres dans les titres de comédies : 46 sur 129
  • présence de noms propres dans les titres de tragi-comédies : 75 sur 111
  • présence de noms propres dans les titres de pastorales : 8 sur 17

Étant donné le petit nombre de pastorales dans ce corpus, peu interprétable en termes statistiques, ne considérons que les trois autres sous-genres. Il est notable que le nom propre est une marque habituelle de la tragédie ; en comparaison, la comédie l’utilise peu et, notamment, des noms de lieux et de personnages connus ou codifiés y sont récurrents. Ainsi, pour des noms de lieux (en l’occurrence le lieu scénique), citons Les Vendanges de Suresnes (Du Ryer, 1635), La Galerie du Palais (Corneille, 1637), La Comédie des Tuileries (Corneille et autres, 1638), La Place Royale (Corneille, 1637) ; pour des noms de personn(ag)es connu(e)s, Dom Quixote de la Manche (Guérin de Bouscal, 1639), Sanche Pansa (idem, 1642), Les Fables d’Ésope (Boursault, 1690), Chapelain décoiffé (Boileau et autres, 1665) ; pour des noms codifiés, Jodelet ou Le Maître valet (Scarron, 1645), Jodelet astrologue (D’Ouville, 1644), Le Geôlier de soi-même ou Jodelet prince (T. Corneille, 1655), La Feinte Mort de Jodelet (Brécourt), Sganarelle ou Le Cocu imaginaire (Molière, 1660) ; pour des noms évoquant irrésistiblement par eux-mêmes le genre comique, La Comédie de la comédie ou Les Amours de Trapolin (Dorimond, 1662), Le Baron de la Crasse (Poisson, 1662), Les Amours de Calotin (Chevalier, 1664), Le Mariage de Fine-Épice (anonyme, 1664), voire George Dandin (Molière, 1669).

Le titre comique, fixé progressivement au cours du siècle, se reconnaît majoritairement à sa forme composée d’un groupe nominal plutôt que d’un nom propre. De 1608 à 1650, la proportion entre noms propres et noms communs est pratiquement équivalente, avec un léger avantage pour les noms propres : 26 noms propres (dont 5 noms de lieux et cinq de personnages), 18 noms communs ou GN. De 1651 à 1700, la proportion s’est inversée radicalement : 26 noms propres (19 anthroponymes et 7 toponymes), 57 noms communs.

Même si l’on considère que le fréquent phénomène de reprises de titres antérieurs  365 fait, par le procédé de rhématisation dont parle G. Genette à propos du Menteur (cf. notre note 349, p. 166), basculer d’une certaine manière un nom commun dans la catégorie des noms propres, la proportion reste en faveur des GN. La comédie s’affranchit peu à peu de l’intitulation tragique dont elle se démarquait moins dans la première partie du dix-septième siècle ; le nom propre est alors le plus souvent un nom de lieu ou un nom de personne (Ésope, Molière  366 ) ou de personnage (cf. supra).

Le phénomène s’accentue au dix-huitième siècle. Les comédies ont un titre en GN, les tragédies s’intitulent volontiers d’un simple nom propre. Dans le genre comique, le nom propre persiste, hors toponymes, quand il est codifié, ce dont témoigne l’impressionnante série de pièces contenant Arlequin dans leur titre, citées par D. Trott  367  ; ou bien il secrète lui-même une vis comica particulière : ainsi Zizabelle manequin, de Beaumarchais, Jérôme Pointu, de Beaunoir, Barbarin ou Le Fourbe puni, du Comte de Clermont et de Collé  368 .

Les titres marivaudiens illustrent tous cette tradition, à l’exception de Félicie, dont le statut de féerie justifie peut-être le manquement à l’usage. En outre, l’attention est focalisée sur un nom signifiant, puisque Félicie apprend la félicité, et un lien est établi partiellement avec Arlequin poli par l’amour, autre pièce d’apprentissage posant un problème générique (féerie ? comédie ? commedia dell’arte ?).

Le choix du GN à la place du nom du protagoniste produit une tension entre l’exemplarité d’une situation et la restriction à un individu. Il permet aussi d’attirer l’attention sur un type de comédie (la comédie d’intrigue) aux dépens d’une autre (la comédie de caractère). Il est davantage question, dès le titre, des interactions au sein par exemple de l’univers familial que de ce que produit un personnage extrême placé dans une situation extrême. Enfin, la démarcation d’avec la tragédie est (excepté Félicie) à peu près définitivement établie par le choix d’une intitulation spécifiquement comique.

Notes
354.

Par exemple Sylvanire, pastorale d’Urfé, 1627 ; Marfilie, tragi-comédie d’Auvray, 1609 ; Panthée, tragédie de Hardy, 1624 ; Diane comédie de Rotrou, 1635.

355.

Par exemple La Filis de Scire, pastorale de Pichou, 1631 ; Polyeucte martyr, tragédie de Corneille, 1643.

356.

Par exemple Argénis et Poliarque, tragi-comédie de Du Ryer, (1629) ; Tyr et Sidon, tragédie de Schelandre (1608) ; Iphie et Iante, comédie de Benserade, 1636.

357.

Cf. Blanche de Bourbon, tragi-comédie de Regnault, 1642 ; Théodore, vierge et martyre, tragédie de Corneille.

358.

Cf. Le Mariage de Cambyse, tragi-comédie de Quinault, 1659 ; La Mort de Cyrus, tragédie de Quinault, 1659 ; La Feinte Mort de Jodelet, comédie de Brécourt, 1660 (1659).

359.

Cf. Ariane ravie, tragi-comédie de Hardy, 1624 ; Didon se sacrifiant, tragédie de Hardy, 1624.

360.

Cf. Alphée ou La Justice d’amour, pastorale de Hardy, 1624 ; Procris ou La Jalousie infortunée, tragi-comédie de Hardy, 1624 ; Scédase ou L’Hospitalité volée, tragédie de Hardy, 1624 ; Mélite ou Les Fausses Lettres, comédie de Corneille, 1633 ;

361.

Cf. Le Triomphe d’Amour, pastorale de Hardy, 1626 ; Les Heureuses Infortunes, tragi-comédie de Bernier de la Brousse, 1618 ; Le More cruel, tragédie anonyme, vers 1613 ; Les Supercheries d’amour, comédie anonyme, 1627.

362.

Cf. Les Amants ou la Grande pastorale, pastorale de Chrestien des Croix, 1613 ; La Sœur valeureuse ou L’Aveugle amante, tragi-comédie de Mareschal, 1634 ; Le Railleur ou La Satire du temps, comédie de Mareschal, 1635.

363.

Cf. L’Illustre Comédien ou Le Martyre de Saint Genest, tragédie de Desfontaines, 1645 ; La Comédie de la comédie ou Les Amours de Trapolin, comédie de Dorimond, 1662 ; Le Mariage d’Oroondate et de Statira ou La Conclusion de Cassandre, tragi-comédie de Magnon, 1648.

364.

Cf. Attendez-moi sous l’orme, comédies de Regnard, 1694, et de Dufresny, 1698 ; Aimer sans savoir qui, comédie de D’Ouville, 1646 (1645).

365.

Ainsi la série des “précieuses” : Les Véritables Précieuses, Somaize, 7 janv. 1660 ; Les Précieuses ridicules, Molière, 29 janv. 1660 ; Les Précieuses ridicules nouvellement mises en vers, Somaize, 12 avril 1660 ; Le Procès des Précieuses, Somaize, 12 juillet 1660 ; également la série d’“écoles des femmes” : à la comédie de Molière (mars 1663) succèdent La Critique de l’École des femmes (Molière, août 1663), Le Panégyrique de l’École des Femmes (Robinet, nov. 1663) et des pièces à sous-titres comme Zélinde ou La Véritable Critique de l’École des femmes et La Critique de la Critique (Donneau de Visé, août 1663), Le Portrait du peintre, ou La Contre-critique de l’École des femmes (Boursault, nov. 1663), La Guerre comique ou La Défense de l’École des femmes (La Croix, mars 1664).

366.

Brécourt écrit en 1674 L’Ombre de Molière ; Les Fables d’Ésope est une comédie de Boursault de 1690.

367.

Cf., sauf omission, Les Métamorphoses d’A., A. dans le château enchanté, A. militaire, A. barbier paralytique (!), A. Deucalion, de Piron, 1722, A. amoureux par complaisance, A. apprenti magicien, A. Atys, de Fuzelier, D’Orneval et Piron, A. au désespoir de ne pas aller en prison, A. au tombeau de Nostradamus, A. dogue d’Angleterre, A. et Scaramouche, de Fuzelier, A. et Scaramouche vendangeurs, A. feint baron allemand, A. Hulla, A. invisible, A. médecin du malade jaloux, A. médecin volant, A. militaire, A. muet par crainte, canevas de Riccoboni, A. Phaéton de Biancolleli, A. rival du docteur pédant scrupuleux, A. roi de Serendib, de Lesage, A., Les Fourberies d’A., A. roi, dame et valet, de Florian, A. écolier ignorant et Scaramouche pédant scrupuleux, de Fuzelier, A. Énée… Également la série d’Annette et Lubin de Favart et Madame Favart (A. et L. à Paris, La Parodie d’A. et L.).

368.

Ou encore le Comte de Boursoufle ou Mademoiselle de Cochonnière, de Voltaire.