c. titres marivaudiens et héritage

Nous avons vu que l’Arlequin de Marivaux s’inscrivait dans une filiation de canevas de commedia dell’arte. Mais le personnage d’Arlequin traité par Marivaux est montré non pas dans l’exercice d’un métier ou d’une occupation, mais dans une évolution particulière. Le titre, avec Arlequin au début, comme dans tant d’autres comédies, et avec amour au dernier mot, inscrit la pièce d’emblée dans une double tradition : celle de la commedia dell’arte et celle de la comédie. À dire vrai, nous touchons là peut-être à une manière fondamentale, récurrente dans l’œuvre et la poétique de Marivaux, à savoir celle qui consiste, en partant d’un personnage codifié du domaine public, caractérisé par ses pulsions primitives de faim, d’ivrognerie et de paresse, à en faire un personnage de théâtre complexe, que l’amour contribue à dégrossir et à tirer vers le haut. Ce titre, qui appartient à la toute première phase créatrice de Marivaux, signe peut-être la naissance d’un Arlequin nouveau. Arlequin poli par l’amour est donc, à sa façon, un titre programmatique.

Outre Arlequin, Marivaux s’inscrit aussi dans la tradition des “Écoles”. Plusieurs pièces du siècle précédent commencent par ce mot, et structurent une forme spéciale de comédie d’appren­tissage. En plus des comédies, très rapprochées dans le temps et qui exploitent toutes le filon de L’École des femmes, citées dans la note 365 de la p. 171  369 , on trouve également, bien sûr, L’École des maris de Molière (1661), mais aussi L’École des jaloux ou Le Cocu volontaire, de Montfleury (1664) et L’École des cocus ou La Précaution inutile de Dorimond (1659). Marivaux, avec son École des mères, apporte donc sa pierre à l’édifice des “Écoles de théâtre”, dont d’autres traces sont conservées dans le théâtre didactique mis en place par les Jésuites  370 .

En revanche, l’originalité du titre  371 vient peut-être du contraste entre les termes : les intitulés précédents privilégiaient l’apprentissage dans le couple (représenté par les femmes, les maris, les cocus, les jaloux). L’apparition des “mères” dans ce schéma est plus inattendu.

Une troisième filiation réside dans l’emploi de titres ayant rapport au théâtre. Au dix-septième siècle, abondent les titres comme La Comédie des comédiens (étrangement étiquetée tragi-comédie de Gougenot, 1633), une comédie de même titre de Scudéry (1635), L’Illusion comique, L’Illustre Comédien ou Le Martyre de Saint Genest, tragédie de Desfontaines (1645), Les Embarras du derrière du théâtre, de Brueys et Palaprat (1693)  372 , La Comédie de la comédie, de Dorimond (1662), La Comédie sans comédie, de Quinault (1657), L’Impromptu de Versailles (et ses suites), Les Quiproquo ou Le Valet étourdi, de Rosimond (1673), etc. À cette série de titres métadramatiques succèderont des pièces du dix-huitième siècle, comme la pantomime Les Comédiens des bois, ou un canevas intitulé Le Double Dénouement, ou, d’auteurs plus réputés, Le Déménagement du théâtre (Fuzelier, 1724), La Répétition interrompue (Favart, 1735 et 1757-1758) et une série de pièces de Charles-François Pan(n)ard  373 , spécialiste abusif de ce genre de titres, Les Acteurs éclopés (1740), L’Amant comédien (1735), L’Assemblée des acteurs (1737), La Comédie à deux acteurs (1731), La Comédie sans hommes (1732), L’Impromptu des acteurs (1745), Les Petits Comédiens (1731).

Une tradition bien établie depuis le dix-septième siècle offre des titres qui se réfèrent au théâtre plus ou moins directement  374 . Comme le signale G.Forestier (1996), p. XII, “le théâtre dans le théâtre peut être considéré comme la forme la plus aboutie et structurée, et, par là, contraignante, de la pénétration du théâtre par le théâtre dont les traces affleurent dans toutes la production dramatique du grand siècle”. Cette distinction vaut aussi pour le théâtre de Marivaux, car, en ce qui concerne les titres, elle permet de distinguer ce qui relève véritablement du théâtre dans le théâtre, Les Acteurs de bonne foi, et ce qui relève de l’intrusion, de l’exhibition de la théâtralité. En l’occurrence, on peut dire que chez Marivaux cette référence au théâtral se fait allusivement par l’emploi dans le titre d’un terme représentant un type de personnage codifié (La Mère confidente ) ou la mise en avant d’une structure ou d’un code théâtral : ainsi Le Dénouement imprévu ou La Joie imprévue. Pour Les Acteurs de bonne foi, le titre suppose diverses relations possibles. En effet, le terme acteur, on le sait, est grevé d’ambiguïté, puisqu’il désigne à la fois le comédien et le personnage, comme en témoignent les listes de personnages des pièces classiques ou les remarques des doctes qui, dans leurs dissertations ou traités, ne font pas cette distinction nécessaire. Du coup, se trouvent mêlés différents niveaux de relation du théâtre à la fable :

Le théâtre dans le théâtre s’affirme donc comme une donnée initiale, dès le titre. Nous sommes en attente d’une pièce enchassée et d’un chassé-croisé subtil entre le niveau de la fable et celui du théâtre. S’offre donc la possibilité de définir les titres marivaudiens dans un rapport entre fable et théâtre, en considérant la place particulière du dramaturge et les relations qu’il entretient avec l’objet pièce dans sa dimension externe et dans sa dimension interne. D’où des situations diverses :


La Mère confidente  375

niveau interne : rôle que s’attribue la mère
Le titre met en valeur la polysémie. Confidente, au théâtre, désigne un rôle. Ici, adjectif, il fait écho. La théâtralité est référence.

Le Dénouement imprévu  376

niveau externe
La structure de la pièce est exhibée de l’extérieur. Est évoquée la pièce même, en tant qu’objet constitué. On est du côté des dramaturges, non des person­nages. La théâtralité est structure.

Les Acteurs de bonne foi  377

niveau externe et interne
La structure est exhibée de l’extérieur et de l’intérieur. La théâtralité est à la fois référence, thème et structure.

Jeu sur le théâtre, jeu sur la théâtralité, nous pouvons constater que de ce point de vue-là, Marivaux s’inscrit dans une continuité et une tradition qui vient au moins du siècle précédent.

Ce panorama sur les titres marivaudiens dans leur interaction avec des titres précédents ou contemporains permet de constater que le rapport aux titres n’était pas encore au dix-huitième siècle ce qu’il deviendra par la suite. En effet, la recherche de l’originalité n’est pas une préoccupation majeure chez les auteurs avant, semble-t-il, le dix-neuvième siècle. Les dramaturges s’inscrivent avant tout dans des filières, des traditions lexicales et grammaticales liées à des genres et à des modes. En outre, l’auteur n’est guère propriétaire de son titre : de mêmes intitulés, avec éventuellement de menues variantes, circulent, parfois lors de la même saison, chez deux ou plusieurs auteurs  378 . Hommage à un confrère ? Manière d’affirmer sa supériorité dans une compétition littéraire ? Volonté de terminer un canevas ébauché par un autre et qui manque de complétude ? Conception particulière de la création littéraire  379 , dans laquelle les fables, les intrigues, les types, proviennent d’un fonds commun où chacun des co-propriétaires vient puiser à discrétion ? On voit en tout cas que le titre théâtral issu de la tradition du grand siècle instaure entre auteurs par pièces interposées un dialogue explicite (réponses, critiques, réponses à la critique, nouvelle version…) ou implicite (traces, allusions, citations déguisées, reprise du nom d’un personnage…).

Notes
369.

La plupart de ces titres réfèrent directement à la grande comédie de Molière et au débat passionné qu’elle a suscité. L’ambiguïté (volontaire ?) du titre est remarquée. Donneau de Visé signalait que “tous ceux qui l’ont vue sont demeurés d’accord qu’elle est mal nommée et que c’est plutôt L’École des maris que L’École des femmes. Mais comme il en a déjà fait une sous ce titre, il n’a pu lui donner le même nom”. Extrait du Classique Larousse, édité par J. Benazeraf, p. 164. L’éditrice ajoute : “si la formule est quelque peu exagérée, on peut néanmoins convenir qu’Arnolphe est, en fait, le véritable élève de L’École des femmes”. Cf. H. Coulet et M. Gilot (1973), II, p. 794, notes 1 et 2, sur la réception de l’École des femmes et de L’École des maris au XVIIIe siècle.

370.

Par exemple L’École dramatique de l’homme, en 1770, titre cité par D. Trott, op. cit., p. 42.

371.

Repris par Nivelle de la Chaussée, qui écrira lui-même une École des mères, montée en 1744.

372.

Absent de la liste de J. Scherer, op. cit, mais cité par G. Forestier (1996), p. 13 comme “une pièce ordinaire qui a pour sujet le théâtre”.

373.

Sur l’orthographe de son nom, cf. p. 558, note 824.

374.

Nous nous attachons uniquement au problème du titre. Évidemment, sur la question dramaturgique du théâtre dans le théâtre, on se référera à G. Forestier (1996), qui signale, p. IX-X, qu’ “il est indéniable que le théâtre dans le théâtre a été plus richement exploité par les dramaturges de l’époque Louis XIII : après avoir fleuri dans tous les genres dramatiques et avoir été pratiqué par la plupart des dramaturges en renom durant la première moitié du siècle, au premier rang desquels Corneille, Rotrou et Scudéry, il s’est replié ensuite sur la seule comédie et n’a plus intéressé que les spécialistes de ce genre”.

375.

On ne retrouve pas dans ce titre l’antithèse qu’on trouve dans une tragi-comédie de Pichou L’Infidèle Confidente (1631).

376.

On peut songer au Double Dénouement, canevas repris en 1739 par Archambault.

377.

Cf. J. Féral (1988) sur la théâtralité et P. Pavis (2000), p. 316-337.

378.

Ainsi la tragédie en prose de l’abbé d’Aubignac Cyminde ou les deux victimes (1642) est versifiée la même année par Colletet, sous le même titre. La Comédie des comédiens est un titre de Scudéry (1632) et de Gougenot (1633). En deux semaines de janvier 1666 sont données deux pièces intitulées La Mère coquette ou Les Amants brouillés, l’une par Donneau de Visé, l’autre par Quinault. Il y a aussi les suites dues à d’autres auteurs : La Suite et le mariage du Cid (Chevreau, 1637), peu après La Vraie Suite du Cid de Desfontaines (1639). Après tout, c’est là suivre la tradition antique. Quand Rotrou signe son Antigone ou Molière son Amphitryon, ils s’inscrivent dans le droit fil de la création artistique revendiquée comme une imitation avec variation. Marivaux fait de même : Le Triomphe de l’amour reprend presque à l’identique le titre d’une pastorale de 1627, Le Triomphe d’amour ; Le Prince travesti est une tragi-comédie de Scudéry de 1635 ; La Fausse Suivante est peut-être un clin d’œil à la fois à la comédie de Corneille et aux pièces-reprises, insistant au moyen d’adjectif comme vrai ou véritable, sur l’authenticité ou l’originalité d’un titre (Le Véritable Saint Genest de Rotrou, La Vraie Suite du Cid de Desfontaines) ; peut-être aussi une allusion à La Dame suivante de D’Ouville (1645).

379.

Le problème se situe peut-être dans la connaissance que l’on a des œuvres à cette époque. La publication des comédies n’est pas automatique.