a. les titres-révélations

 Il nous paraît que les titres-révélations (ceux de la première catégorie) sont grammaticalement de deux types : nom + complément du nom ou nom + adjectif ou participe.

Sémantiquement et théâtralement, ils apportent des réponses différentes à des interrogations possibles sur la fin. Quatre d’entre eux décrivent la fin d’un processus : Arlequin poli par l’amour, Le Préjugé vaincu, Le Triomphe de Plutus, La Réunion des amours. Les trois derniers cités évoquent précisément l’état final, le constat que l’on peut faire une fois que la pièce est terminée. Il s’agit donc d’une définition du dénouement au-delà d’une description des moyens mis en œuvre pour parvenir à cette fin, à ces fins. On ne sait pas d’emblée par quel moyens Plutus va triompher, comment on va parvenir à la réunion annoncée, comment le préjugé sera vaincu ; mais on sait, avant de voir ou de lire la pièce, que ces événements sont inéluctables. Le spectateur, libéré de ce que R.Demarcy nomme “l’attente anxieuse de la fin”  407 , peut se consacrer exclusivement au cheminement qui mène du début à la fin. Le titre se projette ainsi sur le début, l’exposition est nourrie par le dénouement annoncé. Le spectateur perd son innocence.

Pour Arlequin, les informations données par le titre sont encore plus complètes, puisque l’on y trouve à peu près tous les ingrédients de la structure.

Arlequin… : protagoniste et personnage initial. Il en est dit qu’il s’agit de l’Arlequin de la commedia dell’arte, donc d’un certain type d’Arlequin.

poli… : résultat, équilibre final. Le rapprochement entre les deux termes est porteur de sens : il ne s’agit plus du personnage codifié attendu, dans la mesure où un Arlequin poli est un oxymore.

par l’amour… : l’instrument par lequel on passe de l’“état” initial, Arlequin, à l’état final, poli. Il s’agit donc d’une structure qui joue sur la transformation progressive d’un état du personnage à un autre ; structure par gradation annoncée.

Début, milieu, fin, le titre résume la pièce dans sa complétude, en laisse deviner les différentes étapes, le cheminement, le tracé. Il s’agit d’un titre qui assume une fonction programmatique et une fonction de résumé  408 .

Ces quatre titres indiquent donc explicitement le dénouement de la pièce.

Les choses sont plus complexes pour Le Dénouement imprévu et La Joie imprévue. Comme nous l’avons dit, le terme joie est une variante pour le terme dénouement appliqué à la comédie. En même temps, il relie la fin au vécu des personnages, puisque joie relève du vocabulaire des sentiments, bien plus que l’adjectif heureux, par exemple, qu’on rencontre souvent dans les titres, comme nous l’avons vu, et qui, certes, peut désigner le bonheur vécu par les personnages, mais qualifie en fait souvent l’issue de la fable. Il y a donc, dans ces deux titres, référence explicite à la fin. En revanche, la difficulté vient de l’épithète imprévu(e) qui crée un brouillage. En effet pour qui le dénouement ou la joie sont-ils imprévus ? Pour les personnages ou pour le lecteur-spectateur  409  ?

Si l’imprévu est pour le lecteur-spectateur, c’est que nous sommes dans une dramaturgie de la surprise liée en général à la comédie d’intrigue moliéresque et que Marivaux se situe dans une transgression par rapport aux codes de cette comédie (l’imprévu est envisagé par rapport aux règles standard de la comédie : par exemple la joie n’est pas celle des personnages que l’on supposait  410 ) ou par rapport aux codes de fin qu’il a lui-même mis en place (c’est un imprévu par rapport au système dramaturgique marivaudien, dont on sait qu’il n’est justement pas bâti sur la surprise du spectateur : le titre pourrait alors être un clin d’œil de l’auteur à lui-même). Or les deux pièces se terminent par le mariage attendu et sont beaucoup plus classiques du point de vue du dénouement que Le Legs ou La Provinciale, par exemple. De toute façon, l’emploi dans le titre du mot imprévu est en soi problématique, par son simple effet d’annonce : comment à la fois prévenir le spectateur du caractère imprévu de ce qu’il va voir et ménager l’effet de surprise programmé ? Il y a là une gageure que seule une vraie comédie d’intrigues à fils multiples pourrait relever. En tout cas, le programme est fondé sur un paradoxe insoluble  411 .

Si l’on se met au niveau des per­sonnages, on rentre de plain-pied dans la dramaturgie marivaudienne, par laquelle est souvent mise en scène, pour le plus grand plaisir du spectateur déjà omniscient, la surprise des personnages confrontés à un amour inattendu. Ainsi, dans La Joie imprévue, les amoureux découvrent à la fin avec stupeur que le mariage auquel ils aspiraient était le même que celui que projetaient leurs parents : c’est bien leur joie à eux qui est imprévue. Pour Le Dénouement imprévu, le contenu précis de la fable est plus complexe. C’est une structure qui est mise en place. La pièce, en effet, syncrétise deux patrons dramaturgiques marivaudiens et l’effacement du premier dans le deuxième. La pièce se construit de la sorte :

Le dénouement est tout à fait prévisible par rapport à la structure 2, mais non pas selon la structure 1.

Les deux autres titres-révélations sont construits eux aussi sur le syntagme nom + adjectif. Ils ne révèlent pas d’emblée leur rapport au dénouement dans la mesure où ils semblent relever de la simple qualification de personnages, double pour Le Père prudent et équitable ou Crispin l’heureux fourbe, simple pour La Femme fidèle  412 . Quelle est la relation entre ces titres et les fins de pièces ? Pour le savoir, il faut mettre en résonance chaque titre avec la fable à laquelle il sert d’étiquette. La Femme fidèle a clairement pour enjeu dramaturgique la fidélité d’une femme, en l’occurrence la Marquise. Cette dramaturgie repose uniquement sur le dévoilement de l’identité du Marquis, que la Marquise croit mort, et sur les conséquences de cette révélation. Or, comme nous l’avons vu, les discours des personnages posent d’emblée la fidélité de la Marquise comme une évidence, une donnée initiale. Cette fidélité, annoncée dans le titre, est le point de convergence, le sujet de la pièce, en même temps que son point d’aboutissement. Il s’agit de dire puis de révéler la fidélité. Nous savons dès le titre que la question que pose le Marquis au début de la pièce recevra à la fin une réponse positive. La preuve de la fidélité ne peut relever du seul témoignage mais ne peut s’administrer, de manière tangible, que dans l’abandon du mariage avec Dorante. La question “La marquise est-elle fidèle ?” est évacuée dès le titre et remplacée par une autre : “Comment le Marquis se verra-t-il confirmer la fidélité de la Marquise ?”. Il y a donc déplacement de l’intrigue non plus sur la fin mais sur les moyens de la fin. Le texte évacue donc les fausses questions et exhibe un fonctionnement dramaturgique.

Un titre comme Le Père prudent et équitable ou Crispin l’heureux fourbe est beaucoup plus intéressant. Tout d’abord, il attire l’attention sur deux personnages qui semblent secon­daires par rapport au couple des amoureux, Cléandre et Philine. À l’intérieur du schéma actantiel, ils occupent les fonctions d’opposant et d’adjuvant. L’apparition de leur nom respectivement dans le titre et dans le sous-titre paraît signifier que la pièce se pose comme une sorte de lutte entre les deux personnages masculins, entre le père et un valet. La conjonction ou, qui sépare traditionnellement le titre du sous-titre, met en valeur ce lien fort, comme l’a montré G. Genette (1977)  413 .

C’est donc un couple réel qui masque un couple apparent dans la hiérarchie des personnages  414 .

La qualification même des personnages devient très problématique  415 . Le père ne devient “prudent et équitable” qu’à la fin de la pièce  416 , on l’a dit. Les épithètes ne désignent pas chez lui des traits permanents de caractère, ni le fruit d’une évolution psychologique progressive. Les problèmes financiers étant résolus, il s’assagit d’un coup. Le titre, donc, pose question ; le sous-titre aussi. En effet, la qualification d’heureux fourbe paraît classer Crispin dans la catégorie très codifiée du valet fripon. Mais comme Scapin, Crispin échoue dans tout ce qu’il entreprend et sa situation devient même périlleuse, puisqu’au retour de Cléandre, chassé par Démocrite, il avoue “avoir vu le bâton de bien près”. Le fourbe n’est heureux, en l’occurrence, que parce que son maître dénoue la pièce. Le titre et son sous-titre fonctionnent donc par antiphrase. C’est un titre masque, un titre-révélation seulement par ironie, et qui propose une fausse piste : tel qu’il se présente, le titre paraît étiqueter un dénouement qui relèverait soit d’une évolution psychologique soit d’une résolution d’intrigue qui viendrait de l’intérieur de la pièce ; or c’est Cléandre qui apporte de l’extérieur le dénouage de la pièce, condition nécessaire à son dénouement.

Les trois types que nous avons délimités déterminent donc un rapport particulier au dénouement et montrent comment Marivaux suscite des attentes spécifiques et des effets de projection et de rétrospection intéressants sur la pièce elle-même. Contrairement à ce que l’on pourrait penser, ce procédé n’entraîne pas une paresse du lecteur-spectateur, mais une attention plus grande. En outre la curiosité est reportée ailleurs. La question n’est plus “Qu’est-ce qui va se passer ?”, mais bien “Comment va-t-on arriver à la situation finale, d’emblée révélée et connue ?”.

Notes
407.

Cf. R. Demarcy (1973), p. 329.

408.

Cf. G. Genette (1977), p. 78 : “Il y a des titres littéraux, qui désignent sans détour et sans figure le thème ou l’objet central de l’œuvre (…) au point d’indiquer par avance le dénouement : Jérusalem délivrée, La Mort d’Ivan Ilitch, titres proleptiques”.

409.

D’où la remarque du marquis d’Argenson dans sa notice (citée par F. Deloffre et F. Rubellin (2000), p. 1583) : “Ce sujet ne peut être nouveau que par le dialogue et les saillies, car tous les dénouements doivent produire ainsi des joies impréues, les nœuds comiques ne sont faits que pour rendre les dénouements contrastés et surprenants”.

410.

C’est l’interprétation du Mercure à propos du Dénouement imprévu : cf. F. Deloffre et F. Rubellin (2000), p. 549 : “l’auteur n’a pas voulu que sa pièce ressemblât à tant d’autres du même ton, telles que Pourceaugnac ou Les Vendanges de Suresnes, où il ne s’agit que de dégoûter un épouseur qu’on n’aime pas ; c’est donc en prenant une route nouvelle que l’auteur a trouvé le moyen de donner à sa comédie le titre de Dénouement imprévu. Le voici en peu de mots : Éraste etc.”. Le dénouement est donc imprévu par rapport à celui de Pourceaugnac.

411.

Dans un autre genre, celui du film noir, on peut penser à un titre (traduit) assez comparable : L’Invraisemblable Vérité, titre qui affiche une connivence entre les scénaristes et les spectateurs tout en jouant sur les codes mêmes, en l’espèce celui de la vraisemblance, et le paradoxe de l’“invraisemblable mais vrai”. Or, même prévenu par le titre, le spectateur n’en est pas moins surpris par le dénouement. Sans doute est-ce que, de toute façon, l’effet du titre s’estompe presque immédiatement et que l’on n’a pas toujours en veilleuse l’intitulé du spectacle qu’on est en train de regarder : à peine déniaisé par le titre, le spectateur est prêt à se refaire une naïveté toute neuve.

412.

Le premier titre serait rangé par Cailhava de l’Estandoux (1786), ch. XXVI, parmi les “titres qui annoncent un double caractère”, comme Le Dissipateur ou L’Honnête Friponne ou L’Ambitieux ou L’Indiscrète de Destouches (p. 118) ; le second parmi les “titres qui annoncent un caractère” (p. 122). Pour les titres à double caractère, Cailhava (p. 119) les trouve défectueux : soit l’un des caractères est subordonné à l’autre, et alors le titre doit se contenter d’annoncer le caractère dominant ; soit les deux caractères sont équipollents et “concourent également à l’intrigue, au dénouement”, et alors “c’est un défaut essentiel dans la pièce”. L’assertion finale est évidemment discutable.

413.

Op. cit., p. 57 : “Notons encore, quant à la structure du titre ainsi réduit (titre + sous-titre), que les éléments peuvent en être plus ou moins étroitement intégrés. On a déjà bien perçu, je suppose, qu’Ariel ou La Vie de Shelley est un titre double plus lié que Madame Bovary, Mœurs de province, sans doute parce que le ou conjoint bien plus qu’il ne disjoint, quelles que soient les dispositions graphiques adoptées par l’auteur et l’éditeur”. Cf. aussi C. Fromilhague (2000), qui analyse finement le problème du ou entre titre principal et titre secondaire. Voir en particulier p. 130-131.

414.

Démocrite est le premier personnage à parler, Crispin le dernier. Dans la liste des personnages, Démocrite est le premier, Crispin le dernier cité (cf. “Frontin, fourbe employé par Crispin”). Le titre renvoie donc à la structure. Cf. une analyse comparable de J.-P. Landry (2000) sur Cinna ou La Clémence d’Auguste, p. 114.

415.

B. Dort (1964), p. 89, note 1, signale que le titre figurant sur la première édition de la pièce (Limoges, 1712) était Le Père prudent et sage. Dans certaines éditions ultérieures, le sous-titre est devenu Crispin, malheureux fourbe.

416.

Démocrite emploie pour se l’attribuer le mot prudence, dans la scène VIII (à Toinette) : “Parbleu, c’est bien à vous à taxer ma prudence”. L’équité toute relative, quant à elle, réside dans le choix que Démocrite laisse à la jeune fille entre plusieurs riches partis (dont aucun ne lui agrée). N’est-ce pas une ironie affichée eu égard à la nécessité, à la fin des comédies, de rétablir l’autorité paternelle ? Sur ce point, cf. J. Rubellin-Devichi (1990) p. 41.