I. Un corpus thématiquement cohérent ?

1. les pièces en un acte : les oubliées de la critique thématique

Voyons par exemple deux ouvrages révélateurs d’une certaine manière de procéder : Love in the Theatre of Marivaux, de Valentini Papadopoulou Brady (1970), et Marivaux ou le dialogue avec la femme  422 , de Han Verhœff (1994).

H. Verhœff établit ce qu’il appelle une “psychocritique” des comédies et des journaux de Marivaux. La première partie se présente comme l’analyse de quelques comédies, à savoir, successivement, La Mère confidente, La Double Inconstance, Le Prince travesti, Les Serments indiscrets, La Fausse Suivante, Le Triomphe de l’amour, Les Fausses Confidences.

Dans les troisième et quatrième parties, intitulées respectivement « L’indigent philosophe » et « Le cabinet du philosophe », l’auteur fait alterner les observations, majoritaires, portant sur les Journaux, avec celles, plus rares, concernant le théâtre. Sont convoquées à ce titre les pièces suivantes : La Colonie, Le Legs, Les Acteurs de bonne foi. En outre, l’Appendice I traite de La Dispute.

Le corpus choisi par l’auteur s’intéresse donc principalement aux pièces longues (sept sur les onze analysées), et les pièces courtes sont en quelque sorte repoussées à la périphérie de l’étude. C’est que la thématique de la femme, sans recouper absolument celle de l’amour, la croise évidemment.

Chez V. Brady (1970), le thème de l’amour, annoncé dans le titre, est l’axe principal. L’auteur classe son objet d’étude en plusieurs chapitres : « Behaviour in Love & the Social Code », « Rank & Financial Status. The Role of Money », « Physical, Social & Moral Qualities », « Personnages Témoins & Meneurs de Jeu », « Servants & Other Secondary Characters », « Social Mask », « Physical Mask », « Psychological Mask ».

Les pièces de Marivaux sont inégalement représentées. Voici un tableau d’occurrences, classées par types de pièces (longues ou courtes) et par nombre décroissant :

Pièce longues Nb. d’ex. Pièces courtes Nb. d’ex.
Les Serments indiscrets 6 L’École des mères 4
Les Fausses Confidences 6 L’Épreuve 4
Le Jeu de l’amour et du hasard 5 Le Dénouement imprévu 4
La Surprise de l’amour 5 L’Héritier de village 3
La Double Inconstance 5 Le Préjugé vaincu 3
La Mère confidente 5 Le Legs 3
La Seconde Surprise de l’amour 4 La Méprise 2
L’Heureux Stratagème 4 Félicie 2
Le Prince travesti 4 Arlequin poli par l’amour 2
Le Triomphe de l’amour 4 Le Père prudent et équitable 2
Le Petit-Maître corrigé 3 Le Triomphe de Plutus 1
La Fausse Suivante 1 Les Acteurs de bonne foi 1
Les Sincères 1

De ce bref relevé comptable, on note que les pièces le plus fréquemment citées pour analyse sont les grandes pièces monothématiques ou qui inscrivent l’amour en thème majeur  423 . Aucune d’entre elles n’a moins de quatre occurrences. Les pièces courtes les plus fréquemment citées n’ont que quatre occurrences, en sorte que, dans un tableau qui ne prendrait comme critère que le nombre d’occurrences, les pièces en un acte se trouveraient presque toutes derrière les pièces longues. Parmi ces dernières, La Fausse Suivante, décidément, est marginalisée : elle n’apparaît qu’au titre du physical mask, et l’étude qui en est faite révèle que cette pièce illustre un faux amour (cf. V. P. Brady (1970), p. 281-289).

Si toutes les pièces longues, sauf L’Île de la raison, sont analysées au moins une fois dans l’ouvrage de V. Brady, certaines pièces courtes ne sont jamais évoquées. L’absence des unes est excusable, et l’auteur s’en explique dans la préface : La Provinciale est exclue du corpus comme très probablement apocryphe, et La Commère, trop récemment découverte et éditée par S. Chevalley (1966), n’a pas pu matériellement être prise en compte. Mais l’absence des fables utopiques (L’Île des esclaves, La Colonie, absentes comme L’Île de la raison, comédie en trois actes), ou celle de La Dispute, La Joie imprévue et même de La Femme fidèle et de La Réunion des amours, deux pièces dont le titre contient pourtant un terme qui participe évidemment du lexique amoureux, n’est pas justifiée.

Le même problème peut être noté dans l’étude de N. Bonhôte (1974), qui aborde la question du thème de façon originale. S’inspirant des théories de L. Goldmann et question­nant en sociologue le théâtre de Marivaux, il explique comment résonnent dans cette œuvre deux visions du monde : un idéalisme aristocratique, que caractérisent “le rôle éminent et l’exaltation de l’amour sublimé et vertueux et de l’héroïsme” (p. 34) et des “héros <qui> constituent un monde hors du commun de l’humanité” (p. 35). Dans la relation de séduction, “l’amour n’est que le produit de la vanité, c’est-à-dire du besoin de se prouver que l’on est aimable, que l’on vaut quelque chose aux yeux d’autrui”. Et l’auteur précise que “la vanité engendre l’amour et le dissipe. L’usage d’un vocabulaire qui en maintient la distinction ne doit pas faire illusion. Il ne signifie que la différence entre le mouvement qui vise à attirer autrui vers soi et celui qui part de soi vers autrui, deux figures complémentaires d’un seul et même ballet, le ballet de la séduction. La ‘surprise de l’amour’ (…) consiste à se trouver engagé dans le second mouvement alors qu’on croyait n’en être encore qu’au premier, à se trouver pris alors qu’on croyait prendre” (p. 48). Ces deux visions du monde font, d’après l’auteur, référence à deux époques de la noblesse, l’une appartenant à “une classe à demi féodale”, l’autre qui montrerait une “noblesse domestiquée et mondaine” (p. 52), caractéris­tique de l’évolution de cette classe depuis le dix-septième siècle. Sa thèse est donc la suivante : “l’analyse de chaque pièce doit montrer comment le monde bien particulier qui y est mis en scène est organisé et informé par l’une des deux visions décrites” (p. 53). L’unité globale de l’œuvre marivaudienne tient à “une nostalgie de l’amour héroïque source de toutes les vertus” et la dynamique de ce théâtre viserait à réintégrer “l’être de la séduction dans l’univers de l’idéalisme aristocratique”. À partir de cette présentation globale, N. Bonhôte propose un classement initial : 1. pièces à l’idéalisme aristocratique : Annibal, Le Prince travesti, Le Jeu de l’amour et du hasard, Le Triomphe de l’amour : “elles se caractérisent par la valorisation de l’amour considéré comme un lien authentique, comme l’élan irrésistible et indubitable qui rapproche deux êtres destinés par essence l’un à l’autre” ; 2. pièces de la séduction : La Fausse Suivante, La Dispute, La Méprise, Les Sincères : “l’amour y apparaît comme une illusion, une forme mystificatrice de la vanité, la formation du lien amoureux comme le produit d’une comédie. Les êtres dépourvus de qualités propres, y sont interchangeables” ; 3. position moyenne (rassemblant l’essentiel de l’œuvre) : “l’amour est donné comme une réalité sui generis qui naît dès la première rencontre mais reste latente, ignorée des ‘amants’. Elle ne peut se manifester à leurs consciences qu’après que l’obstacle de la vanité a été levé” (p. 54-55). Cette catégorie intermédiaire entre les deux pôles caractéristiques est hypertrophiée et fait figure de fourre-tout (La Surprise…, La Double Inconstance, Le Dénouement imprévu, La Seconde Surprise…, Les Serments indiscrets, Le Petit-Maître corrigé, Le Legs, Les Fausses Confidences). Au moment de l’analyse du corpus, N. Bonhôte dénombre, sans autre forme de procès, trois catégories supplémentaires : les pièces du naturel et de l’artificiel (Arlequin…, L’Épreuve, Les Acteurs de bonne foi), celles du moralisme (La Réunion des amours, L’École des mères, La Mère confidente, Félicie), celles à références sociales (L’Île des esclaves, L’Héritier de village, L’Île de la raison, Le Triomphe de Plutus, La Colonie, Le Préjugé vaincu, La Provinciale). La classification perd de sa cohérence. L’auteur, qui a exclu de l’analyse les pièces fragmentaires (L’Amour et la vérité, La Femme fidèle) mais aussi, arbitrairement, “quelques œuvres accidentelles qui ressortissent à des explications particulières” et ne paraissent pas “pouvoir être rattachées à l’ensemble de manière convaincante” (Le Père prudent et équitable, La Joie imprévue, La Commère) émet aussi quelques regrets sur son classement : “La Double Inconstance, par exemple, pourrait aussi être rangée dans la catégorie des pièces à références sociales puisqu’elle est une des plus riches et des plus explicites sur le monde courtisan et la noblesse (…). Les Sincères pourraient figurer également dans le quatrième groupe, en compagnie des pièces qui posent le problème du naturel et de l’artificiel” (p. 92).

On a donc le sentiment que les auteurs de critique thématique, quelque intérêt que revêtent leurs études et les classements qu’ils proposent, éprouvent des difficultés à rendre compte du corpus des pièces en un acte dans son ensemble.

Cela tient-il à une hiérarchisation plus ou moins explicite entre les pièces dignes d’être étudiées et les autres, ou y a-t-il une résistance des pièces en un acte aux représentations habituelles qui sont véhiculées sur le théâtre de Marivaux ?

Notes
422.

E. Lintilhac (1909) affirmait déjà la relation entre le thème amoureux et le thème de la femme : “Cette psychologie dramatique de l’amour naissant, cette micrographie des mouvements du cœur est bien au fond, la source des séduisantes qualités et des brillants défauts du Marivaux courant. C’est par elle qu’il a été amené à donner à la femme, dans la comédie, ces premiers rôles qu’elle n’avait tenus jusque là que dans la tragédie” (p. 38). Le troisième élément de la triade thématique habituelle sur le théâtre de Marivaux, à côté de la femme et de l’amour, serait le sentiment ou la sensibilité : cf. R. K. Jamieson (1969).

423.

Les pièces monothématiques sont celles qui traitent uniquement le thème amoureux. Celles qui inscrivent l’amour en majeur sont polythématiques et croisent l’amour (donnée principale) avec un autre thème (argent, éduction , etc.).