2. approche thématique

Si l’on adopte le classement qui, parais­sant le plus évident, viserait à observer le corpus en fonction de la thématique amoureuse  424 , on est contraint d’établir des distinctions entre les pièces qui s’attachent exclusivement à l’amour et celles qui croisent cette thématique à une autre, développée en majeur ou en mineur par rapport à elle.

Ces autres thématiques sont : l’argent, l’éducation, les problèmes de société, les problèmes de caractère  425 .

Nous distinguerons les pièces dans lesquelles l’amour a une place en tant que moteur dramaturgique des autres pièces. Lorsque l’amour est un enjeu réel, un facteur d’action, il peut être thème unique ou se voir accompagné d’un autre thème avec lequel il établit un rapport hiérarchique : on dira que l’amour est en majeur lorsqu’il est dominant et en mineur lorsqu’il est secondaire.

En outre, nous distinguerons l’amour en tant qu’enjeu structurant, traité seul, en majeur ou en mineur, de ce que nous appellerons des formes décalées, dévoyées. Trois cas de décalage se présentent en effet dans les petites pièces.

Le premier, qui, dans le tableau ci-dessous, s’intitule “comique”, consiste à exploiter une modalité de présentation comique de l’amour. Le personnage un peu niais de Persinet dans La Colonie, qui se cherche une petite place dans le camp des femmes et pleure régulièrement sur son sort, est l’une de ces modalités. Marivaux associe à l’amour une forme d’humour : ce comique-ci ne détruit pas le thème amoureux, mais le traite d’une façon amusante, légère, qui le différencie des formes habituelles de l’amour dans son œuvre théâtrale.

Le deuxième degré de distanciation est la caricature. Ainsi les paysans de L’Héritier de village apprennent-ils d’Arlequin, qui leur en donne une vision évidemment déformée, les codes de la séduction, et se mettent-ils à jouer l’amour avec les nobles qui souhaitent les épouser pour leur argent. Même procédé, dans L’Île des esclaves : Cléanthis et Arlequin s’essaient à séduire comme le font leurs maîtres, dans une imitation décalée qui ne garde de l’original que les traits saillants, grossis à l’extrême.

Dans le premier cas, l’amour existe réellement ; dans la caricature, en revanche, ce n’est pas l’amour lui-même qui est montré mais une image de l’amour sans l’authenticité des sentiments, qui brillent par leur absence. On fait comme si tout cela était vrai, mais personne n’est vraiment dupe, ni les personnages ni le lecteur-spectateur.

Le troisième degré de décalage est encore plus radical. L’amour y est montré non pour lui-même mais comme un thème de débat et de discussion. L’amour n’est plus le lieu que d’un “discours sur”. L’expérience est exemplairement menée dans La Réunion des amours. Cette pièce, de fait, repose sur un paradoxe : certes les protagonistes sont Cupidon et l’Amour, mais cette incarnation ne met pas le sentiment amoureux en jeu. Elle le déplace sur le plan du discours en en faisant non le moteur mais l’objet du dialogue. Dans une moindre mesure, c’est aussi le problème posé par La Dispute. On pourrait penser, dans un premier temps, que cette pièce traite de l’amour en majeur ; en réalité, comme son titre l’indique, c’est un débat dans lequel les scènes présentées sont autant d’arguments-exemples apportés à la discussion initiale. Les choses sont compliquées par le fait qu’Hermiane et le Prince s’aiment, que le sujet du débat est l’amour et l’inconstance et que les exemples sont des fragments amoureux. Nous ne pensons pas pour autant que l’amour soit un enjeu dramaturgique mais, au contraire, que son traitement se fait par des systèmes de décalage.

Toutes ces données sont condensées dans le classement suivant :

amour seul amour majeur amour mineur formes d’amour dévoyées argent éduca­tion social carac­tère
co­mique carica­ture thème pur
Le Père prudent et équitable x x
Arlequin poli par l’amour x x
Le Dénouement imprévu x
L’Île des esclaves x x x
L’Héritier de village x x
La Colonie x x
Le Triomphe de Plutus x x
La Réunion des amours x
L’École des mères x x
La Méprise x
Le Legs x x
La Joie imprévue x x
Les Sincères x x x
L’Épreuve x
La Commère x x
La Dispute x x x
Le Préjugé vaincu x x x
La Femme fidèle x
Félicie x x
Les Acteurs de bonne foi x x x
La Provinciale x x x

Plusieurs remarques s’imposent. Les pièces qui, monothématiques, sont exclusivement centrées sur une intrigue amoureuse, ne sont qu’au nombre de quatre : Le Dénouement imprévu, La Méprise, L’Épreuve et La Femme fidèle.

Sept autres abordent la thématique amoureuse en majeur ; l’amour est alors associé à l’argent, à la “lutte des classes” (soit dit très grossièrement  426 ), à l’éducation.

Ce sont au total onze pièces sur vingt seulement dans lesquelles l’amour occupe la place principale sinon unique.

Dans les neuf autres pièces, soit à peine moins de la moitié, l’amour n’est qu’en arrière-plan ou à contre-jour.

Enfin, la vision dévoyée de l’amour se développe dans sept pièces courtes  427 .

La comparaison quantitative avec les grandes pièces est éclairante. En effet, ces dernières traitent majoritairement du thème amoureux :

amour seul amour en majeur amour en mineur argent éducation problème social caractère
La Surprise de l’amour x
La Double Inconstance x
Le Prince travesti x
La Fausse Suivante  428 x
L’Île de la raison x x
La Seconde Surprise de l’amour x
Le Jeu de l’amour et du hasard x
Le Triomphe de l’amour x
Les Serments indiscrets x
L’Heureux Stratagème x
Le Petit-Maître corrigé x x x
La Mère confidente x x
Les Fausses Confidences x

Le corpus des pièces en un acte offre donc un aspect beaucoup plus contrasté que celui des grandes pièces  429 . Ce simple repérage thématique met à mal l’idée que le théâtre marivaudien serait homogène voire répétitif.

Notes
424.

Marivaux lui-même, cité par d’Alembert dans son Éloge, nous y invite : “j’ai guetté dans le cœur humain toutes les niches différentes où peut se cacher l’amour lorsqu’il craint de se montrer, et chacune de mes comédies a pour objet de le faire sortir d’une de ses niches” (cf. B. Dort (1964), p. 33 [12]). J. Terrasse (1986) affirme, dans une rubrique intitulée “Les isotopies” : “Dans la plupart des comédies, l’amour demeure l’isotopie principale. Peu de pièces sont dominées par d’autres valeurs : citons L’Héritier de village, où l’arrivisme apparaît comme le mobile unique des personnages” (p. 19). C’est bien la prééminence de l’amour qui apparente le théâtre au roman, selon le reproche de Rousseau dans la Lettre à d’Alembert sur les spectacles : cf. à ce sujet J. Roussel (1992), p. 47-48.

425.

M. Deguy (1986) propose une liste beaucoup plus longue et beaucoup plus précise que la nôtre : “Soient : l’autorité parentale absolue, en particulier sur la fille…, et son contraire : l’amitié de La Mère confidente. La fluidité sociale excessive, agent de dissolution des différences de condition, comme dans La Commère, ou la pression excessive de l’argent (Le Triomphe de Plutus) ; affaires de dédit (La Fausse Suivante) ou de legs (Le Legs) ; fourberie des transactions dotales ou caricature des unions par héritage (L’Héritier de village) ; la mauvaise différence de générations (La Commère), ou la mauvaise opposition de Paris à Province (La Provinciale) ; la philosophie ennemie de l’amour et bafouée par lui (Le Triomphe de l’amour)” (p. 137-138). Il nous paraît que notre quadripartition argent-éducation-société-caractère rend compte globalement de ces fines distinctions, souvent ad hoc.

426.

Cette grille de lecture a été très à la mode : cf. H. Coulet (1979), qui évoque les mises en scène actualisées de Marivaux (sur lesquelles cf. le rappel de B. Dort (1985)), resserrées autour d’“idées de notre temps sur la société et les relations humaines, la sexualité, le sadisme, la lutte des classes, la révolution, la décadence, le langage, la difficulté de la communication” (p. 66) ; également N. Bonhôte (1974), F. Fabre (1979), M. Jutrin (1975), R. Navarri (1963), P. Pavis (1986), M. de Rougemont (1985), H. Schaad (1969), J.-P. Schneider (1982)…

427.

C’est un peu comme si l’on avait, globalement, deux manières de faire : un traitement primaire (marivau­dien), exploitant toutes sortes de “surprises de l’amour”, et un traitement secondaire (méta-marivaudien pour ainsi dire), par lequel le dramaturge distancie le code marivaudien primaire, supposé préalablement connu.

428.

J. Terrasse (1986) montre le caractère spécifique de La Fausse Suivante, p. 26. Cf. aussi F. Regnault (1985), spécialement p. 23.

429.

Peut-on, à partir ce ces classements thématiques, faire l’hypothèse d’une filiation entre les pièces courtes et les grandes pièces ?

Le nombre important des pièces d’amour monothématiques dans le corpus des œuvres en trois ou cinq actes rend l’appariement compliqué avec les quatre pièces en un acte (rappelées ci-dessus et dans le tableau) dans lesquelles l’amour est également le thème exclusif. En revanche, les rapprochements sont plus faciles et plus probants avec les pièces polythématiques, pour lesquelles on peut opérer les associations suivantes :

L’Île de la raisonLa Colonieproblème social en majeur, 3 actes1 acteamour en mineur17271750

Le Petit-Maître corrigéLes SincèresLe Préjugé vaincuamour en majeur, 3 actes1 acte1 acte+ éducation + caractère173417391746

Arlequin poli…= L’École des mères= La Mère confidenteamour en majeur, 1 acte1 acte3 actes+ éducation172017321735

Dans les deux premiers cas, la pièce longue précède la ou les pièce(s) courte(s) ; dans le dernier cas, c’est l’inverse, la pièce longue venant conclure ce qui peut apparaître comme un mini-cycle.