2. propositions pour une topographie amoureuse

Si l’on considère que l’amour permet à la pièce de présenter un passage d’une situation à une autre, on peut faire l’hypothèse qu’il construit dans le temps et l’espace du texte une dynamique propre. De fait, l’amour conduit en général d’un état initial à un état final par des étapes qu’il est possible de repérer. Il suffit alors de déterminer les caractéristiques et les variations de ces moments privilégiés de la pièce.

Afin de proposer un modèle théorique de ce que nous nommons “topographie amoureuse”, nous nous appuierons dans un premier temps sur une pièce en trois actes souvent présentée comme le parangon absolu du théâtre marivaudien. Il s’agit de La Surprise de l’amour.

Lélio et la Comtesse sont voisins mais ne se connaissent pas. C’est ce qui ressort de ce passage :

‘“Arlequin : ‑Vous avez entendu parler de cette comtesse qui a acheté depuis un an cette belle maison près de la vôtre ?
Lélio : ‑Oui.
-Arlequin : ‑Eh bien, on m’a dit que cette comtesse est ici, et qu’elle veut vous parler : j’ai mauvaise opinion de cela” (I, 5).’

La rencontre se produit, l’amour naît mais ne s’avoue pas.

Sa déclaration de naissance est effectuée par un tiers, le Baron, dont c’est, dans toute la pièce, la seule apparition (I, 8 et 9) et, partant, l’unique fonction. Il est présent pour révéler le non-dit par un dévoilement qui opère à deux niveaux : à celui des personnages concernés et à celui du lecteur-spectateur. Sa parole est pratiquement perfor­mative et oraculaire  431  :

‘“‑Le Baron : … il vous aime de ce moment-ci” (I, 8).
“‑Le Baron : Je vous demande pardon, mais vous aimerez, s’il vous plaît, Madame. Lélio est mon ami, et je ne veux point lui donner de maîtresse insensible” (I, 8).’

Face à cette révélation précoce, très injonctive, la Comtesse et Lélio adoptent une position de déni qui conduit à un anti-duo amoureux. D’où la conclusion du Baron, qui tend à donner aux mots proférés un sens différent de celui qu’ils semblent avoir. Le révélateur se mue en traducteur :

‘“ils viennent de se faire une déclaration d’amour l’un à l’autre, et le tout en se fâchant” (I, 9).’

Dans l’Acte II, ce sont les serviteurs qui jouent le rôle de révélateur que tenait le Baron : en donnant la clé du comportement des maîtres, ils servent aussi de relais de l’information auprès d’eux. L’objectif principal est pour eux de savoir si l’autre élément du couple est également amoureux :

‘“‑Si la comtesse vous aime, je viendrai vitement vous le dire afin que cela vous achève : par bonheur que vous êtes déjà bien avancé, et cela me fait un grand plaisir” (II, 5).’

Il s’agit de maintenir à tout prix le contact entre la Comtesse et Lélio. Le prétexte en est le mariage entre Pierre et Jacqueline. Or ce dernier, qui était l’enjeu apparent du dialogue entre les deux amoureux, cesse d’être évoqué à la fin de l’Acte II dans la mesure où une infidélité de Pierre l’a rendu caduc.

L’Acte III montre la poursuite de ce ballet d’évitement dans lequel les valets servent de médiateurs auprès des maîtres. La révélation finale sera déclenchée par un incident : la Comtesse a perdu un portrait que Lélio a gardé. Le geste de Lélio est la signature de cet amour secret. Il permettra que les mots surgissent enfin  432 .

Si l’on résume les différentes étapes franchies scéniquement, on trouve :

Le déroulement de la pièce se fait au fur et à mesure que chaque étape est franchie. Il y a donc là une dynamique qui conduit d’un point à un autre par des repères identifiables, placés sur l’axe chronologique de la succession des scènes.

En outre, sont évoquées des amours passées qui forment l’arrière-plan de la pièce. Lélio a été abandonné par une femme. Le récit de la rupture est fait par Jacqueline dès la scène inaugurale :

‘“Oh, c’est pis qu’un Turc, à cause d’une dame de Paris qui l’aimait beaucoup, et qui li a tourné casaque pour un autre galant plus mal bâti que li : noute monsieur a fait du tapage (…). Et depuis ce temps, quand il entend parler d’amour, il semble qu’en l’écorche comme une anguille” (I, 1).’

L’évocation de cet amour passé qui entraîne un dégoût de toute forme d’amour occupe six scènes de l’Acte I. Parallèlement, la Comtesse, veuve, déclare qu’elle de “soucie peu des hommes”. Elle l’affirme encore dans la scène 7 de l’Acte I :

‘“Nous nous divertirons, vous à médire des femmes, et moi à mépriser les hommes”.’

Le récit de ces amours passées donne un préalable aux amours actuelles. On peut donc déterminer des étapes dans cette topographie amoureuse qui ont éventuellement commencé avant le lever du rideau. Elles ne se situent pas sur le même plan que celles auxquelles nous assistons mais elles sont déterminées comme inhérentes à la temporalité du personnage. En même temps, elles justifient le discours méfiant de Lélio et celui de la Comtesse à l’égard de l’amour.

À partir des étapes telles que nous les avons repérées dans cet exemple liminaire, nous pourrions établir le modèle théorique suivant qui tiendrait compte de toutes les possibilités envisageables dans ce que l’on appellera désormais le parcours amoureux des personnages  433  :

Quelques remarques s’imposent sur cette formalisation du parcours amoureux.

L’étape a n’est qu’un point de départ purement théorique à partir duquel on peut bifurquer vers b ou vers b’, avec lesquels elle est solidaire.

La distinction entre c et c’ correspond à une réalité qui se retrouve dans le théâtre de Marivaux, spécialement dans les grandes pièces. La demi-rencontre (c’) représente la situation où seul l’un des deux personnages voit l’autre et en tombe amoureux (comme le Prince dans La Double Inconstance ou Léonide dans Le Triomphe de l’amour).

La distinction entre les étapes d et d’ se fonde sur une situation assez commune dans les pièces à coup de foudre. Le personnage est foudroyé par l’amour, mais, dans un premier temps, si son entourage ne s’y trompe pas, lui ne (se) l’avoue pas. C’est la situation de La Surprise de l’amour : le Baron clame à Lélio et à la Comtesse qu’ils s’aiment, mais ces derniers restent dans le déni. Il leur faudra passer par l’aveu fait à soi-même ou à un serviteur confident avant de pouvoir se déclarer à l’autre. Il y a bien là deux étapes distinctes.

Nous avons également distingué les étapes f, g et h, qui sont amalgamées dans La Surprise de l’amour, pièce emblématique. C’est que de nombreuses pièces, au contraire, les séparent. Enfin nous avons prolongé le parcours, au moins pour la théorie, jusqu’à la réalisation du mariage et même au-delà, afin de rendre compte de quelques cas marginaux. Lorsque ces étapes ne sont pas présentées sur scène, elles renvoient à un avenir proche, à un hors-scène immédiatement joint à ce qui se déroule sur le plateau.

Nous observerons donc comment chaque pièce place de façon dynamique le curseur à l’intérieur du parcours amoureux entre un point initial et un point final. Lorsque certaines étapes ont été franchies avant le début de la pièce, nous le signalerons de deux façons : les lettres qui les symbolisent seront en caractères italiques, les étapes franchies scéniquement seront indiquées en caractères romains gras ; en outre, le début de la pièce sera, dans le parcours complet, figuré par une barre verticale.

On peut dire, pour conclure sur cet aspect théorique, que le parcours amoureux nous paraît susceptible de rendre compte d’une dynamique qui croise le déroulement de l’intrigue et la façon dont elle se développe, en montrant des franchissements d’étapes, avec une logique spatiale puisque l’on peut repérer précisément à quel moment du texte, dans quelle réplique ces progrès s’accomplissent.

Il reste évidemment à expliquer de quelle façon cette topographie croise la problématique de la thématique, c’est-à-dire comment elle peut rendre compte du croisement entre un thème et une structure.

Notes
431.

Il se présente d’ailleurs comme “un homme à pronostic”.

432.

Cf. P. Jousset (1995), p. 33 : “le ‘je vous aime’, jamais prononcé, mais dont des indices irradient dans le moirement de surface…”.

433.

P. Jousset (1995) a une opinion radicale sur La Surprise de l’amour, qu’il exclut complètement du champ de la dramaturgie classique : “pas d’intrigue ni les tensions afférentes, mais réfraction des données du problème (…) ; de même, pas de nouement-dénouement mais des cristallisations instables que la disposition en trois actes articule et borne, non pas arbitrairement certes, mais avant tout pour offrir au thème des occasions de reflets et de moirements, mais sans plus déterminer ces vastes divisions ou scansions organiques du drame auxquelles on reconnaissait les moments du sens, conçu comme une démonstra­tion” (p. 31) ; “la pseudo-intrigue marivaudienne (…) se monnaie en décalages de toutes sortes : croisements, chevauchements, passages de relais, enchérissements, déviations, bifurcations” (ibid., p. 34).