III. Le fonctionnement de la topographie amoureuse dans l’œuvre marivaudienne

1. spatialisation du parcours amoureux

a. la rencontre scénique comme borne initiale

Peut-on retrouver le modèle théorique élaboré ci-dessus à partir de la fable de La Surprise de l’amour dans les pièces en un acte, et en particulier toute la partie du parcours amoureux qui va de la rencontre à la prise en compte publique d’une demande en mariage ?

Si l’on considère que la rencontre scénique doit enclencher le parcours amoureux, on s’aperçoit que peu de pièces sont concernées. Félicie semble proposer un développement harmonieux, puisque les étapes structurent ce que nous nommerons la pièce interne (cf. p. 290) : à la scène V, Félicie rencontre Lucidor ; en VI et en VIII, ce dernier déclare sa flamme et prend la main de la jeune fille ; en IX, Félicie se déclare à son tour, et une discussion sur le mariage s’engage ; à la scène XII, Lucidor enlève Félicie.

Le principe est donc celui d’une surprise de l’amour, vécue du point de vue d’une ingénue, et qui paraît suivre les étapes naturelles du parcours :

Mais il y a quelques détails suspects dans ce parcours. Tout d’abord, la présence ou l’absence de Modestie, qui sert de conscience à la jeune fille, signale, en proportion directe, le degré d’immoralité de Félicie : quand celle-ci outrepasse les limites de la pudeur, la fée s’éloigne avec dégoût. C’est donc seulement lorsque ce personnage-signe est absent que Félicie avoue son amour à Lucidor. Ce dernier se découvre progressivement un vil séducteur et cette surprise de l’amour se révèle en définitive étrangement douloureuse pour la jeune fille menacée d’enlèvement. Sous couleur d’un développement harmonieux des étapes se dissi­mule une réalité bien décalée.

Arlequin poli par l’amour offre de la rencontre amoureuse une vision beaucoup plus positive. Cependant, ce parcours est curieusement condensé dans un espace textuel très restreint :

Les étapes sont franchies très vite. En revanche, cette pièce étant inscrite dans une esthétique de l’ingénuité et dans l’espace particulier du conte de fée, elle privilégie l’ex­pres­sion du sentiment amoureux par rapport au respect du code social et des convenances. Il manque donc l’étape essentielle, celle du mariage. Cette même lacune, pour les mêmes causes, affecte également Félicie et La Dispute  434 .

En outre, la scène IX dévoile toute l’ambiguïté de l’amour tel que le conçoit Lucidor. En effet, le mariage qu’il propose à Félicie n’est pas l’union sociale, contractuelle, établie de famille à famille, qui régit le code bourgeois et les convenances théâtrales ; il s’agit bien, et seulement, d’une expérience sensuelle, que confirme l’enlèvement de la scène XII, pure transgression des règles standard.

Échappant au cadre normal que représentent tous les autres personnages, le parcours montré ici aboutit à l’échec. La pièce fonctionne comme une sorte de mise en garde qui incite les jeunes filles à la prudence. Le parcours est donc interrompu, car les mots du lexique amoureux n’y avaient pas leur valeur habituelle.

La Dispute repose sur la fixation du curseur au stade du surgissement amoureux. Le Prince expose à Hermiane à la scène II son projet, qui consiste, pour mettre fin à une querelle théorique, à observer, en pratique, comment naît l’amour et qui de l’homme ou de la femme est le premier inconstant. Pour ce faire, il suffit d’observer des êtres soustraits dès l’enfance à la civilisation et maintenus dans une sauvagerie artificielle :

‘“les premières amours vont recommencer, nous verrons ce qui en arrivera” (II).’

Ce à quoi nous assistons est donc une surprise de l’amour qui concerne deux couples : Églé et Azor d’une part, Mesrin et Adine de l’autre. Comme dans Arlequin poli par l’amour, le principe de naïveté fait que la déclaration s’enchaîne directement sur la rencontre. Les étapes c, d, e et f sont condensées en une seule scène. La présence de Carise et Mesrou, qui sont les gardiens des jeunes gens et les témoins privilégiés et acceptés par les protagonistes, donne une dimension publique à cet amour (h) ; cependant, le mariage (phase g), pas plus que dans Arlequin, n’est jamais évoqué, ce qui se conçoit de la part d’êtres absolument ignorants de la société et même, avant cette rencontre, de l’altérité. Dans cet état de nature, l’amour se vit de façon naturelle ; n’étant nourri que de soi-même, il disparaît aussi vite qu’il est né. La pièce présente donc un système accéléré, comme si ce laboratoire vivant condensait le temps. On assiste donc à deux parcours parallèles :

Azor / Églé ‑ d ‑ e ‑ f sur scène
scène IV
Mesrin / Adine ‑ d ‑ e ‑ f en partie hors scène
raconté par Adine et montré en XII

Les pièces bâties autour de surprises de l’amour, dans le corpus des pièces courtes du moins, ne parviennent curieusement pas à l’étape finale du mariage  435 . C’est que, situées toutes dans le monde de l’ingénuité, voire de la sauvagerie, en tout cas dans un espace non socialisé, elles ont des personnages de jeunes gens qui n’ont pas intégré cette étape comme détermi­nante. Comme cette borne, fixée par les convenances si elle ne l’est pas par l’état de nature, manque à ces pièces, on peut se demander ce qu’il en est de la continuité de ces amours dans l’après-pièce  436 . Et, techniquement, comment achève-t-on une pièce qui ne se termine pas sur le code bien commode de l’union consensuelle ?

Notes
434.

Sur la question de l’ingénuité dans Arlequin et dans La Dispute, cf. C. Cavillac (1996).

435.

Sauf dans Le Dénouement imprévu, mais cela tient à la hiérarchie des parcours ; nous y reviendrons ultérieurement.

436.

Par exemple dans Arlequin poli par l’amour. Pourquoi, dès lors, ne pas supposer que la Double Inconstance est la suite d’Arlequin ? Sur cette hypothèse, cf. 258, en note.