b. la rencontre préalable

Face à ces pièces de surprises de l’amour s’appuyant sur des parcours incomplets, le corpus retenu compte une série de pièces dans lesquelles la rencontre entre les amoureux a déjà eu lieu et n’est pas réalisée scéniquement  437 .

C’est la situation dans Le Préjugé vaincu. Dorante est amoureux d’Angélique sans oser le lui avouer, craignant de la part de la jeune fille un refus motivé par des raisons de classe. Le parcours, tel qu’il est montré sur scène, commence à l’étape d’ ; l’étape c se situe dans l’avant-pièce :

C’est aussi la situation de La Méprise. Ergaste, comme il le rappelle dans la scène I, a rencontré Clarice  438 dans un jardin :

‘“Nous n’avons vu la maîtresse et la suivante qu’une fois ; encore, ce fut par un coup du hasard que nous les rencontrâmes hier dans cette promenade-ci”.’

L’effet est immédiat et l’amour est partagé au-delà des espérances du jeune homme :

‘“Ergaste : ‑Eh bien! que dit la suivante ?
Frontin : ‑Ce qu’elle dit ? Ce que j’ai toujours prévu : que nous triomphons, qu’on est rendu, et que, quand il nous plaira, le notaire nous dira le reste” (III).’

Le parcours s’enclenche donc logiquement sur ce coup de foudre muet. Mais les étapes finales seront franchies ensemble et tardivement, à la scène XXII.

L’Épreuve repose sur une situation comparable. Lucidor aime Angélique et pense en être aimé dès avant le début de la pièce. Les étapes principales ont eu lieu avant le lever de rideau :

Dans ces deux pièces, la déclaration se laisse attendre. Mais le rythme de franchissement des étapes est moins harmonieux que dans Le Préjugé vaincu. Tout se précipite à l’extrême fin du texte.

Dans L’École des mères et La Joie imprévue, la déclaration elle-même est intégrée à l’espace qui précède le texte. La situation est encore plus radicale dans Le Père prudent et équitable, Les Acteurs de bonne foi, La Commère et La Colonie. La rencontre, l’éveil à l’amour et même, sans doute, le projet de mariage se sont produits dès avant le début de la pièce. Par exemple, dans Le Père prudent et équitable, la scène I interrompt un processus qui devrait naturelle­ment mener au mariage, et la scène III, qui se présente comme une sorte de réactivation de la scène de déclaration, confirme en quelque sorte la coupure entre la déclaration et le mariage :

‘“Cléandre : ‑…Non, il ne suffit pas
D’avoir pour à présent terminé nos débats.
Voyons encore ici quel biais l’on pourrait prendre
Pour nous unir enfin, ce qu’on peut entreprendre” (III).’

À partir de là, les sentiments amoureux végètent alors que l’action, intégralement prise en charge par le valet Crispin, devient surabondante. Les amoureux ne se retrouvent plus avant la fin, au cours de laquelle le parcours s’achève par son aspect public (demande en mariage et agrément de Démocrite).

Le parcours amoureux est donc bloqué à un palier, comme souvent, mais, ici, le palier occupe presque tout l’espace textuel, ce que nous pouvons représenter ainsi :

Dans Les Acteurs de bonne foi, un mariage est prévu dès la scène I, comme le montre une réplique d’Éraste  439  :

“Je ne suis que son neveu, et elle me donne tout son bien pour me marier avec Angélique que j’aime”.

Le parcours amoureux en est donc déjà presque à son terme ; il ne reste qu’à le finaliser :

Dans ces formes extrêmes, le parcours amoureux est proche de son accomplissement. Il s’est déjà déroulé et la surprise de l’amour s’est produite hors scène.

L’observation du corpus des pièces qui ont la rencontre comme borne initiale, ou qui s’ouvrent sur un parcours déjà fortement entamé, engage une série de questions.

La première constatation est que toutes les pièces en un acte ne s’achèvent pas par un mariage. Nous avons montré que les trois pièces spatialement les plus proches du modèle qu’est La Surprise de l’amour ne vont pas jusqu’au mariage. Il en va de même pour les parcours amoureux de La Colonie et de La Commère qui restent irrémédiablement en suspens sans parvenir à l’union conjugale. Même lorsqu’il y a parcours amoureux, on est donc loin d’une fin uniforme.

Le deuxième élément notable concerne la distribution dans la pièce des étapes à franchir. Globalement, cette répartition n’est pas harmonieuse. Souvent, une même scène rassemble plusieurs phases successives importantes. De même, le franchissement s’opère parfois à l’extrême fin de la pièce, installant entre le début et cette fin précipitée un long palier d’immobilisation. Cette immobilité invite naturellement à s’interroger sur les processus dynamiques en jeu qui font que la pièce avance malgré tout.

Notes
437.

Cf. M. Deguy (1986), p. 155-156 : “passé simple de ce présent critique qui va se nouer en se dénouant, future antériorité du commencement, catastrophe initiale, qui vient de se produire, dont l’argument s’expose aux toutes premières scènes comme le il-y-avait-une-fois minimal que résument les premiers échanges de ce que nous appellerions informations pendant que le rideau se lève”.

438.

Ce prénom peu marivaudien est-il une réminiscence du Menteur, pièce de méprise elle aussi ?

439.

Cf. J. Lassalle (1996) : “Au départ des Acteurs de bonne foi, tout est déjà réglé. Alors que le jeu du théâtre servait auparavant à stabiliser l’arrangement, c’est-à-dire le mariage, cette fois, l’arrangement étant déjà acquis, il le déstabilise totalement et à l’infini par le théâtre. En un jeu vertigineux, il montre le fortuit, l’accidentel, le précaire de tout ce que nous croyons le plus arrêté, le plus définitif” (p. 24).