e. une trace du parcours amoureux : l’étape unique

Dans quelques pièces, le parcours amoureux brille par son absence. Néanmoins, il subsiste de lui quelques traces, souvent une étape qui, sortie de son contexte, est surtout renvoyée à sa dimension comique. C’est ainsi l’étape de la déclaration isolée qui revient le plus souvent. Dans La Réunion des amours ou dans L’Île des esclaves, dissociée du sentiment, elle devient un pur instrument de séduction.

La Réunion des amours est une pièce sans parcours amoureux, à visée essentiellement argumentative. En même temps que l’amour se dédouble et s’incarne en deux personnages, Amour et Cupidon, il disparaît comme sentiment et comme enjeu dramatique. On en parle, on ne le montre pas.

Il y a bien, à la scène XII, une scène de séduction dans laquelle l’amour essaie de séduire la vertu. Mais il ne s’agit que d’une exemplification, une mise à l’épreuve spectaculaire de l’argumentaire qui structure la pièce. Le parcours amoureux est réduit à la phase f. Il n’existe pas en soi, ne se déroule pas harmonieusement et ne tend qu’à montrer que la séduction de la vertu est possible.

L’Île des esclaves n’est pas une pièce sur l’amour. On n’y voit aucun coup de foudre, elle ne s’achève pas sur des mariages  471 . La rencontre de la scène II ne provoque aucune surprise de l’amour. L’intérêt dramaturgique se situe ailleurs.

Il y a bien, en revanche, des scènes de séduction qui représentent des décalages, des imitations ou des transgressions par rapport au modèle amoureux. C’est le non-amour qui est montré plutôt que l’amour ; de l’amour en creux, ni plus ni moins qu’un jeu, tel est le rapport qui s’instaure entre Arlequin et Cléanthis :

‘“Arlequin : ‑Si je devenais amoureux de vous, cela amuserait davantage.
Cléanthis : ‑Eh bien, faites. Soupirez pour moi, poursuivez mon cœur, prenez-le si vous le pouvez, je ne vous en empêche pas (…)” (VI).’

Le langage amoureux est caricaturé. Ce n’est pas le leur qu’ils utilisent, mais celui qu’ils ont emprunté à leurs maîtres comme ils ont revêtu leurs habits et usurpé leur nom. On va jusqu’à l’agenouillement et la déclaration, mais les valets embarrassés se perdent en chemin. Ne possédant pas l’ensemble des règles, ils finissent par changer de jeu, la partie en cours étant au bord de l’épuisement :

‘“Arlequin : ‑Voilà ce que c’est, tombez amoureuse d’Arlequin, et moi de votre suivante” (VI).’

Une autre scène de séduction se met donc en place, entre Arlequin et Euphrosine, la maîtresse de Cléanthis réduite au rôle de servante (VIII). Mais l’entreprise ne repose pas cette fois sur l’acceptation mutuelle des règles du jeu : Arlequin prétend passer en force. La détresse d’Euphrosine et le caractère fondamentalement pacifique d’Arlequin dégonflent en lui l’enflure de son nouvel ego et rendent la séduction impossible.

De même, la scène IX évacue rapidement la possibilité d’une relation amoureuse entre Iphicrate et Cléanthis, Iphicrate récusant la tyrannie sur laquelle repose l’ordre d’Arlequin.

Jeu dont les joueurs ne maîtrisent pas les règles ou jeu cruel reposant sur la force, la séduction remplace le parcours amoureux en exhibant son dysfonctionnement dans une île des esclaves qui situe les relations en deçà des sentiments. C’est un peu comme si, en confessant leurs erreurs passées, les personnages retrouvaient un état de l’enfance antérieur à l’amour. Le parcours ne peut donc s’enclencher normalement.

Notes
471.

Dans sa mise en scène de la pièce, créée en janvier 1994 au Théâtre du Granit à Belfort, J.-L. Lagarce avait pris le parti de confier le rôle de Cléanthis à une comédienne relativement âgée ; cela rend plus décalé encore la scène de séduction parodique.