I. Les parcours en question : comparaison

1. modèles non attestés dans les pièces en un acte

a. la double surprise de l’amour

Le modèle de La Surprise de l’amour, qui mène de la rencontre coup de foudre au projet de mariage rendu public ne se retrouve pas dans les pièces courtes. Nous avons remarqué, en effet, que toutes les pièces qui s’ouvraient sur un coup de foudre ne menaient pas le processus du parcours amoureux à son terme : une interruption empêchait sa réalisation finale.

Cela est d’autant plus surprenant que ce modèle supposé absolu de la thématique marivaudienne se retrouve dans deux grandes pièces, La Seconde Surprise de l’amour et Le Jeu de l’amour et du hasard, sous une forme plus complexe que dans ce que l’on peut appeler le modèle fondateur.

Dans Le Jeu de l’amour et du hasard, le développement du parcours amoureux serait harmonieux s’il n’était contrarié par des problèmes de classe. Comme dans Le Préjugé vaincu  474 , la résistance des personnages naît de l’inégalité des conditions, augmentée du fait que, dans le cas présent, chacun des deux amoureux se croit supérieur à l’autre et, en même temps, amoindrie par le fait que tout cela n’est qu’une illusion engendrée par le double échange des costumes entre les maîtres et les valets. La complexité de la pièce ne tient pas au déroulement du parcours amoureux mais à la situation créée par le travestissement.

La complication relative naît du fait que ce parcours amoureux entre en compétition théorique avec le pseudo-parcours initial : chaque protagoniste croit, avant chaque révélation, que son promis ou sa promise est dans l’autre sphère. Silvia, sous son déguisement, devrait chercher à guetter le comportement d’Arlequin, qu’elle prend pour Dorante ; Dorante, sous sa livrée, devrait avoir l’œil sur Lisette, habillée en Silvia ; de même pour les valets qui jouent aux maîtres, et qui auraient intérêt à observer chacun son parèdre de la classe inférieure. C’est, à vrai dire, la raison d’être même d’un stratagème dont on ne perçoit d’ailleurs pas pleinement l’efficacité  475 . Mais en réalité, dans la mesure où le spectateur est d’emblée (comme Monsieur Orgon) au courant du double déguisement, celui des femmes et celui des hommes, Marivaux n’exploite absolument pas les scènes croisées de type Arlequin-Sivia ou Dorante-Lisette. Il y a enfin le parcours fantôme que Silvia (encore en fausse Lisette) établit avec la complicité de son frère Mario, selon lequel elle serait déjà engagée avec lui, ce qui a pour effet d’accélérer le procéssus réel et aboutit à la demande en mariage que Dorante formule à l’intention de celle qu’il croit toujours être une servante.

La scène III, 8, où la demande est formulée, est celle en qui s’abolissent tous les obstacles (Mario, l’écart de condition…). La scène dernière est le lieu de la révélation finale (Lisette est en fait Silvia) et celui de la publicité de l’amour et de la confrontation, cette fois sans masque, avec l’autre et les autres. Le parcours amoureux se trouve donc intégralement représenté, de la rencontre à l’acte public de déclaration et d’acceptation mutuelles. Le travestissement permet que chaque étape apparaisse comme un enjeu spécifique, une phase à obstacles à franchir en soi dans l’économie de la pièce.

La Seconde Surprise de l’amour, conformément à son titre, si du moins on admet qu’il cite le premier titre  476 , reprend le modèle initial.

Pour les deux personnages d’amoureux, le premier cycle d’avant-pièce (correspondant à a‑b) s’est achevé ici par la mort du mari, là par la prise de voile de la promise. On prend donc le couple avec son vécu antérieur. La pièce est bâtie comme La Surprise de l’amour sur un franchissement d’étapes régulières qui mènent scéniquement de la rencontre au mariage.

Le passé est très important, car il va induire une sorte de ressemblance initiale entre les personnages. La conformité des sentiments entraîne, comme le signale la note 18 de F. Deloffre et F. Rubellin (1992, I), une “sympathie” immédiate. L’amitié qui paraît naître de ces ressem­blances est d’emblée suspecte  477 . D’une part elle entraîne chez le Chevalier une comparaison immédiate entre la Marquise et Angélique  478 . D’autre part, la topographie des lieux annonce la possibilité d’une intimité plus grande dans la mesure où les maisons communiquent et où le jardin est commun.

Cette contiguïté spatiale entraîne une question : la scène de rencontre a-t-elle déjà eu lieu avant le début de la pièce ? Ou se produit-elle en I, 7 ? Une certaine intimité de voisinage semble déjà exister entre les personnages, et cela se traduit, dans cette scène, par la récurrence du verbe savoir :

‘“Le Chevalier : ‑…surtout dans la situation où je sais que vous êtes” ;
“Le Chevalier : ‑Vous savez où elle s’était retirée depuis huit mois…”.’

En même temps, la rencontre dans cette scène semble introduire une nouveauté dans la relation, une découverte de la réalité de l’autre :

‘“Le Chevalier : ‑Que cette femme-là a de mérite! je ne la connaissais pas encore ; quelle solidité d’esprit! quelle bonté de cœur!” (I, 7).’

C’est, si ce n’est la première, une nouvelle rencontre  479 qui se produit dans un contexte commun de solitude et de désarroi.

Les chemins sont tortueux, parce que, parallèlement à ce parcours amoureux qui tait encore son nom, on trouve un autre parcours, celui du Comte, l’ami du Chevalier évoqué en I, 10, et qui courtise la Marquise :

‘“Lisette : ‑Madame la Marquise n’a point de répugnance à le voir ; ce serait un mariage qui conviendrait, je tâche de le faire réussir ; aidez-nous de votre côté, Monsieur le Chevalier, rendez ce service à votre ami, servez ma maîtresse elle-même” (I, 10).’

Comme le Chevalier, le Comte ne parle pas de son amour. L’amour ne se dit pas et se cherche des médiateurs. Il en résulte des scènes de brouillage dans lesquelles les deux hommes ne se révèlent pas, ce qui autorise un troisième parcours, purement fantômatique, dans lequel le Chevalier se verrait épouser la sœur du Comte.

L’intérêt de la pièce réside donc dans la présence parallèle d’un autre parcours, mené presque à son terme et qui constitue pour le premier un obstacle important et, pour les deux amoureux, un piège. Cette fausse piste est presque en abyme dans la structure centrale, au milieu de laquelle, profitant de son blocage, elle prend tout son essor :

En outre, le parcours fantôme entre le Chevalier et la sœur du Comte est invité à embrouiller encore une intrigue finalement toute simple dont les protagonistes sont eux-mêmes et contre eux-mêmes les principaux opposants. Il offre une piste de rééquilibrage possible, une fin en quatuor avec double mariage.

Le déguisement dans un cas (Le Jeu de l’amour et du hasard), la présence de parcours concurrents et fantôme de l’autre (La Seconde Surprise de l’amour) contribuent donc à complexifier un modèle de départ plutôt simple. Sur cette ligne mélodique, Marivaux a inséré une autre variation, elle aussi absente des pièces courtes.

Notes
474.

L’écart social est plus radical dans Le Jeu de l’amour et du hasard, où il est question pour des enfants de bonne famille de songer à épouser des domestiques, que dans Le Préjugé vaincu ou dans Les Fausses Confidences ; mais en même temps il est factice, puisque tout cela n’est qu’un “jeu”. Dans Le Préjugé vaincu et Les Fausses Confidences, la mésalliance des jeunes femmes est bien réelle et la violence qu’elles doivent se faire ne peut s’annuler dans la tombée finale d’un masque. De toute façon, cette mésalliance est toute relative, au moins dans Le Préjugé vaincu. Cf. les éclaircissements de J. Rubellin-Devichi (1990), p. 43, note 12.

475.

En effet, en soubrette, Silvia risque de ne guère pouvoir espionner le comportement de son fiancé inconnu. Les rencontres croisées du type maître/soubrette de la fiancée ou maîtresse/valet du promis n’ont aucun caractère de vraisemblance.

476.

Sur l’interprétation de ce titre, cf. p. 161.

477.

Sur l’amitié menant à l’amour, et le lexique faussé des sentiments, cf. J. K. Sanaker (1987), p. 53 sq., qui part surtout de l’analyse de La Seconde Surprise de l’amour, p. 54-57.

478.

Et l’on sait, depuis La Double Inconstance, à quel point cela peut être dangereux.

479.

La phrase du Chevalier est ambiguë : que signifie en l’occurrence “je ne la connaissais pas encore” ?