b. la simple surprise suivie d’une double surprise

Une autre proposition, quasiment inexplorée dans les pièces en un acte, ajoute à ce modèle de base une surprise de l’amour préalable. Il s’agit de la situation dans laquelle l’un des personnages du parcours central a aperçu l’autre préalablement et en a conçu de l’amour. C’est la phase c’ du parcours schématisé p. .

L’ajout de cette phase a plusieurs intérêts. Tout d’abord elle offre au personnage observateur désireux d’arriver à ses fins un rôle prédominant qui lui permet de manipuler les événements. D’autre part, elle engendre une fausse première rencontre scénique : il s’agit toujours d’une surprise de l’amour, mais spéciale, puisqu’on n’en voit que la moitié, qui ne concerne que le deuxième personnage du couple, le premier ayant déjà été surpris antérieure­ment.

Ce modèle complexe est celui du Triomphe de l’amour, des Serments indiscrets et des Fausses Confidences  480 . Ces trois comédies sont construites sur l’interaction entre le parcours principal et des parcours amoureux fantômes dont le statut est à chaque fois différent selon les pièces.

Initié par Monsieur Rémy (Les Fausses Confidences), le parcours fantôme censé unir Dorante à Marton tend à prendre, pour la jeune fille, un soupçon de réalité, ce qui lui donne un certain poids concurrentiel par rapport au parcours principal. Cette transformation, cette évolution d’un parcours fantôme vers le statut de parcours amoureux concurrent, s’opère aussi dans Les Serments indiscrets avec une ironie d’autant plus grande qu’elle est favorisée par les protagonistes du parcours amoureux principal, prisonniers de leurs contradictions. Dans Le Triomphe de l’amour, c’est Léonide, le personnage qui a ressenti le coup de foudre à sens unique de la demi-rencontre c’, qui dirige deux parcours fantômes internes dont elle organise le développement dans un strict parallélisme avec le parcours principal réel, inventant même pour les faux parcours une demi-rencontre :

À chaque fois, une demi-rencontre, réelle (parcours 1) ou prétendue (2 et 3) est réactivée sur scène (c, d). Mais, évidemment, pour les parcours 2 et 3, les phases c’ et d’ étant bâties sur des mensonges, toute la suite est un leurre qui ne peut aboutir qu’à l’échec du processus cruellement engagé par Léonide. Les deux parcours fantômes et le parcours principal semblent a priori concurrents. Cependant, la révélation, à la fin de la pièce, du sexe et de l’identité de la Princesse efface instantanément les parcours fantômes. Ce qui est en jeu ici, c’est le rapport entre le faux et le fonctionnement en parallèle. Les parcours 2 et 3 sont analogiquement construits comme le parcours principal. À une réserve près, peut-être : la révélation sur l’identité sexuelle de Phocion auprès d’Agis transforme leur relation d’amitié en amour, et c’est comme une troisième première rencontre, d’où la succession c’ ‑ d’  ‑ c ‑ d ‑ c ‑ d ‑ : demi-rencontre, première rencontre totale, mais entre hommes, première rencontre totale réelle, en couple. On voit que dans cette pièce, où l’on n’en finit pas de commencer, les préliminaires amoureux sont très longs.

Dans cette pièce, comme les parcours fantômes sont structurellement impossibles (à cause de l’âge d’Hermocrate et du sexe de Léontine), ils sont moins dangereux que dans les deux autres comédies, qui mettent en scène des couples parallèles plausibles.

La demi-rencontre préalable est un ressort dramaturgique qui donne une ampleur romanesque aux pièces concernées. La rencontre à sens unique est racontée dans Les Fausses Confidences, triplement narrée dans Le Triomphe de l’amour. Théâtralisée dans Les Serments indiscrets, elle permet de mettre en évidence la contradiction entre les discours préalables et le choc de la naissance de l’amour, accentué par le fait que le mariage prévu par le père n’a pas a priori l’assentiment de la promise. L’obstacle est tout entier contenu dans ces serments un peu trop rapidement proférés ; dans les deux autres pièces, au contraire, l’obstacle est lié à un élément objectif (différence de fortune, haine familiale) et incarné par des personnages (Madame Argante, Hermocrate) qu’il s’agit d’affronter.

La phase c’ présente aussi l’intérêt d’associer le lecteur-spectateur au projet d’un personnage placé dès lors dans une position dominante et tenu de masquer son identité ou ses sentiments. Il donne aussi un arrière-plan à la situation théâtrale sans pour autant omettre la phase de la “première” rencontre.

Pourquoi ce modèle théâtral avec ou sans variations n’est-il pas représenté dans le corpus des pièces en un acte ?

La première hypothèse est que l’on peut supposer l’épuisement d’une forme codifiée, maîtrisée, objet déjà de variations multiples : travail sur l’identité du personnage (déguise­ment), multiplication du nombre des parcours, transformation de parcours fantômes en parcours concurrents. Une deuxième hypothèse concerne l’espace textuel. Le cheminement de La Surprise de l’amour demande le temps d’une évolution. Chaque acte représente une unité et permet de montrer le franchissement d’une étape. La pièce en un acte, plus ramassée, ne laisse guère de temps au temps.

Notes
480.

J. B. Ratermanis (1961) intègre à ce groupe de pièces une pièce en un acte, Arlequin poli par l’amour. Mais dans la pièce courte, la demi-rencontre préalable concerne la Fée, qui n’entre pas dans le parcours principal, constitué de Silvia et d’Arlequin, lesquels ne se sont jamais vus avant le lever du rideau. Les plans ne sont donc pas équivalents.