c. pièces à deux parcours complémentaires

La Double Inconstance peut sembler, a priori, proposer en plus grand le modèle repris en plus petit dans Les Sincères : mise en place d’un couple puis échange de partenaires. De fait, dans La Double Inconstance, le lecteur-spectateur est enclin à croire que le parcours principal est celui d’Arlequin et de Silvia.

Le parcours amoureux est fixé sur un palier d’immobilité, qui le laisse comme en suspens  481 . Dans cet ici et maintenant suspendu, dans ce lieu étranger représenté par le palais du Prince, le parcours amoureux est structurellement menacé d’inachèvement, donc d’étiole­ment, et, de ce fait, il peut être formalisé ainsi :

Pour le couple initial Arlequin-Silvia, il ne reste que la phase h à réaliser ; leur curseur étant placé après g, on voit bien qu’il n’y a plus là aucun intérêt dramaturgique. Face à cette immobilité, d’autres parcours imposent une dynamique qui structure la pièce.

Le Prince engendre lui-même deux parcours, l’un sous sa propre identité, l’autre sous un déguisement. Ès qualités, il a enlevé Silvia pour l’épouser ; mais, désireux de la séduire, il se présente à elle sous l’allure d’un gentilhomme du palais et entreprend de lui plaire. Son premier parcours semble voué à l’échec dans la mesure où il repose sur une transgression du code marivaudien  482 . Par ailleurs, il s’impose comme un bouleversement de toutes les étapes habituelles puisque le projet de mariage suit immédiatement la demi-rencontre, comme le précise Trivelin à Silvia :

‘“‑Songez que c’est sur vous qu’il fait tomber le choix qu’il doit faire d’une épouse entre ses sujettes”.’

Le Prince, ainsi, dans ce parcours qu’il suit en son nom propre, se place en situation d’autorité, de force imposée à l’autre, loin de la situation classique de la séduction amoureuse. Il est maître avant d’être amant. Cependant, ce parcours théorique se bloque lui aussi très rapidement, puisque Silvia n’est pas sensible au corollaire de ce rapport de force qu’est la tentative d’achat de ses bontés par le Prince.

Le parcours, qui brûle toutes les étapes intermédiaires et indispensables, a cette forme :

Le parcours amoureux qui donne sa dynamique à la pièce résulte du travestissement du Prince en officier. Il commence avec une rencontre qui a eu lieu avant le début de la pièce. Il va se développer harmonieusement selon les codes que nous avons montrés à propos de La Surprise de l’amour :

Le parcours complet du couple Prince / Silvia prend finalement la forme suivante :

Enfin, il y a dans cette pièce le parcours entre Flaminia et Arlequin, le plus problématique des quatre. Arlequin passe par différentes phases : définition du sentiment par le terme amitié (I, 13)  483 , hypothèse du remplacement de Silvia par Flaminia (II, 6), introduction de Flaminia dans la “partie carrée” (II, 9), déclaration amoureuse, en deux étapes (III, 3 et III, 7 : annonce du mariage, baiser sur la main), publicité du mariage (III, 10).

Des effets d’accélération interviennent au long de ce parcours au fur et à mesure des révélations de la présence de rivaux possibles  484 , ou de la menace de la fausse tyrannie dont Flaminia se dit victime de la part du Prince.

Même si l’on considère que La Double Inconstance annonce Les Sincères, elle se révèle beaucoup plus complexe et ambiguë que la pièce en un acte. Le déguisement y apporte d’emblée une épaisseur inadaptée à la pièce en un acte.

Notes
481.

La rencontre entre Arlequin et Silvia ayant déjà eu lieu, nous pouvons imaginer qu’elle a été narrée dans Arlequin poli par l’amour, dont La Double Inconstance peut être considérée comme la suite. En effet, ces deux pièces (qui se suivent d’assez près dans la production de Marivaux : 1720 et 1722 respectivement) sont les seules à faire apparaître Arlequin et Silvia sous la forme d’un couple d’amoureux ; en outre, Trivelin est présent dans les deux pièces. La brutalité d’Arlequin à son endroit (cf. I, 9 où Arlequin frappe Trivelin, comme lors de la dernière scène d’Arlequin), la référence à l’atmosphère de la première pièce (cf. I, 2 “Flaminia, en riant : ‑Eh, seigneur, ne l’écoutez pas avec son prodige, cela est bon dans un conte de fée”), quelques traits de caractère d’Arlequin (sa gloutonnerie fondamentale, bien sûr, mais aussi sa propension à l’ennui et le regret de son père : cf. III, 2) font indéniablement le lien entre les deux pièces. Cela expliquerait, du coup, qu’Arlequin ne se finisse pas par un mariage, puisqu’il faut laisser aux deux protago­nistes la liberté de l’inconstance, développée dans la deuxième pièce.

482.

L’enlèvement est explicitement condamné dans Le Père prudent et équitable (sc. II) et dans La Mère confidente (III, 6). C’est un procédé, en revanche, qui peut passer dans les œuvres narratives. Ainsi dans La Voiture embourbée (cf. Marivaux, œ uvres de jeunesse, dans F. Deloffre (1972), p. 360 et Les Aventures de ***, ibid., p. 240-241), un prince de Perse enlève à son fiancé une jeune fille pour en faire sa sultane favorite ; ladite jeune fille ne tarde pas plus que Silvia à répondre aux tendres empressements du prince.

483.

Procédé commun chez Marivaux : cf. J. K. Sanaker (1987), p. 53 sq.

484.

Ainsi, en II, 7, le seigneur qui veut marier Flaminia à un cousin : “et je me suis imaginé de lui faire sa fortune en la mariant à un petit-cousin que j’ai à la campagne, que je gouverne et qui est riche…” ; Trivelin lui-même, en III, 3, se présente en prétendant : “Il y a deux ans, seigneur Arlequin, il y a deux ans que je soupire en secret pour elle”.