b. la force du parcours fantôme : La Fausse Suivante et La Provinciale

Dans La Fausse Suivante comme dans La Provinciale, le problème de hiérarchie concerne un parcours fantôme qui structure la pièce et finit par détruire le parcours réel. Dans La Fausse Suivante, en trois actes, il y a un parcours existant et un autre qui aurait pu advenir ; dans La Provinciale on ne décrit que celui qui aurait pu advenir.

La Fausse Suivante met en scène un personnage féminin qui déguise à la fois son sexe et son rang  491 et se transforme en “Chevalier”.

Le premier projet du “chevalier” concerne son futur mariage avec Lélio, qui a été décidé par son beau-frère :

‘“…ce Lélio avec qui, par lettres, le mari de ma sœur a presque arrêté un mariage” (I, 2).’

Le projet matrimonial précède donc la rencontre, laquelle a eu lieu antérieurement au lever de rideau. Évoquée en I, 2, elle a abouti non à de l’amour mais à de “l’amitié” : de fait, la jeune femme, déjà déguisée en chevalier, ne pouvait susciter d’autre inclination chez Lélio  492 .

On a donc un schéma inversé et interrompu :

En I, 7, Lélio révèle à son ami le chevalier qu’il n’accepte le mariage avec la jeune femme que par intérêt. Celle-ci renonce très précocément à épouser celui qu’elle était venue observer.

Ce premier projet abandonné, à savoir le mariage entre Lélio et la jeune femme projeté par le beau-frère de cette dernière, entre en opposition avec un autre parcours, entre la Comtesse et Lélio. La pièce s’ouvre sur un palier d’attente. Apparemment, les étapes préalables ont déjà été atteintes :

Mais Lélio renvoie ce projet au passé :

‘“J’aimais la Comtesse, parce qu’elle est aimable ; je devais l’épouser, parce qu’elle est riche” (I, 7).’

Ce n’est pas une inconstance qui a fait changer Lélio d’avis, mais son avidité. Le plan du retors Lélio est donc d’utiliser son ami le Chevalier pour qu’il séduise la Comtesse et l’amène à renoncer la première, le libérant d’une dette et d’un dédit contractés auprès de la Comtesse, et lui permettant d’épouser la jeune femme de Paris et son pactole, double de celui de la Comtesse.

Se met alors en place un troisième parcours, impossible, parcours-fantôme interne entre le “Chevalier” et la Comtesse, au cours duquel les principales étapes sont franchies : une rencontre (avant le lever de rideau, racontée en I, 2), une déclaration du Chevalier (I, 10), continuée en II, 8, avec abandon de la main, déclaration de la Comtesse (III, 6)… Le mariage n’est pas évoqué.

De fait, c’est une pièce sans mariage, aucun des parcours évoqués n’allant à son terme. Au contraire de ce qui se passe dans Le Triomphe de l’amour, où les parcours- fantômes mis en place par Léonide ressemblent beaucoup structurellement à ce que l’on a dans La Fausse Suivante, à la réserve près que l’objectif final de Léonide est de faire naître l’amour d’Agis et de l’épouser, ici la pièce est tout entière orientée vers une logique de destruction.

Les gagnants de cette œuvre de déconstruction sont donc ceux qui font un bénéfice en argent ou, dans un deuxième temps, ceux qui, au moins, n’ont rien perdu. Le mariage, si fortement grevé de clauses financières, disparaît avec son illégitimité. Mais la dernière réplique de la Comtesse met surtout en valeur la grande cruauté du double jeu du Chevalier :

‘“Je n’en connais point de plus triste que celui que vous me jouez vous-même”.’

La punition infligée à la Comtesse n’est-elle pas au fond plus cruelle que celle que subit Lélio ? La Comtesse n’est-elle pas, comme la Léontine du Triomphe de l’amour, une pure victime qui ne mérite pas son sort, la seule dans cette pièce pour qui le parcours amoureux ait eu à un moment quelque réalité ?

Ce système, dans lequel un parcours amoureux fantôme vient détruire toute possibilité de parcours réel est à l’œuvre dans La Provinciale également. Dans les deux pièces, l’enjeu est évidemment financier. La Comtesse et Madame La Thibaudière gardent leur argent mais perdent tout espoir de réaliser un parcours amoureux.

Notes
491.

V. P. Brady (1970) nomme à chaque fois ce personnage Silvia. Or, tout au long de la pièce, cette “fausse suivante” (et “faux chevalier”) est désignée du terme de Chevalier, au contraire de Léonide qui, dans Le Triomphe de l’amour, est à chaque fois désignée de ce vrai nom, même sous ses fausses identités de Phocion puis d’Aspasie. La liste des personnages de l’édition F. Deloffre & F. Rubellin (1992) la nomme “Chevalier”. Peut-être V. P. Brady s’appuie-t-elle sur le compte-rendu du Mercure de juillet 1724 qui précise : “Le Chevalier, dame de Paris travestie. La demoiselle Silvia” ? Il y a sans doute une confusion entre l’actrice et le personnage. Cf. Ph. Koch (1992), p. 52-53.

492.

R. Guichemerre (1981) signale que le goût pour le travestissement au dix-septième siècle concernait aussi bien les personnages masculins que féminins. Avant 1636, on trouve “la marque d’une certaine sensualité érotique, voire un goût pour les jeux ambigus, expression de sentiments assez troubles, entre personnes de même sexe” (p. 169). Rappelons que, chez Marivaux, hormis dans Le Père prudent et équitable, dans lequel Crispin se déguise en femme, le travestissement sexuel est presque toujours le fait d’une femme (les statistiques et commentaires de G. Forestier (1988) p. 129 sq. confirment cet état de fait pour le théâtre classique). Dans ce cas, il peut y avoir mise en jeu d’une homosexualité féminine, mais jamais masculine (situation classique : cf. G. Forestier (1988), p. 372 sq. et H. Coulet (1996), p. 44.). Dans Le Triomphe de l’amour, “Phocion” laisse se dérouler, et même provoque le processus amoureux chez Léontine jusqu’à l’équivoque érotique lesbienne, dont seul le lecteur-spectateur est au courant (puisque Léontine se croit dans une relation hétérosexuelle). À l’inverse, Agis, dans la même pièce, est assez vite détrompé sur le sexe de Phocion, en sorte que son inclination, une amitié un peu trop vive pour les convenances, peut se transformer en amour et en désir d’Aspasie. Il en est de même pour Hermocrate, qui découvre très vite que Phocion est une femme. On voit donc que le public est prêt à accepter (voire à apprécier) une hétérosexualité apparente (Phocion-Léontine) qu’il sait pertinemment être en réalité de l’homosexualité féminine (Léonide-Léontine), mais non pas une homosexualité masculine apparente (Phocion-Agis, Phocion-Hermocrate, Chevalier-Lélio) dont il sait pertinemment qu’elle est en réalité de l’hétérosexualité. On peut même avoir des équivoques pleinement assumées par deux femmes, hors tout travestissement : ainsi dans La Provinciale, scène XVII, Madame Lépine, pour entraîner sa protégée aux prétendus codes parisiens de la séduction, joue le rôle du Chevalier pendant que Madame La Thibaudière joue son propre rôle (le tout devant Cathos). L’entreprise passe des mots aux gestes et des gestes aux mots (cf. didascalies Elle lui prend la main. Madame La Thibaudière la retire, ou texte : “Madame La Thibaudière, avançant la main : ‑Oh! tenez, qu’il la prenne” ; on notera toute l’équivoque de cette réplique : tenez s’adresse bien à Madame Lépine, et les apparences restent sauves grâce au il, qui représente le rôle du Chevalier). On n’imaginerait pas, même sous forme de jeu, un tel duo entre un Lélio et un Comte ou entre un Arlequin et un Trivelin. Les convenances ne sont donc pas paritaires ni uniformément politiquement correctes.