I. “Marivaux à l’épreuve de la scène”

1. la constitution des scènes et la présence des personnages

a. l’entrée d’un nouveau personnage

En théorie, c’est l’entrée ou la sortie d’un nouveau personnage qui détermine le changement de scène. Or cette règle dramaturgique, globalement respectée à l’âge classique  494 , est régulière­ment bafouée par Marivaux  495 .

L’entrée d’un personnage ne produit pas nécessairement de changement de scène. On peut repérer un exemple discret de cette entorse aux règles dans la fin de la scène XXIV du Père prudent et équitable. Crispin, sur le point de s’en aller, salue ainsi l’arrivée inopinée de son maître :

‘“Vous venez à propos : quoi! vous osez paraître!”.’

La venue de Cléandre est intégrée à la logique de la scène. Elle ne produit pas de rupture particulière. Seule sa prise de parole ouvrira, par la scène XXV, un nouvel espace textuel. Cléandre locuteur déclenche une nouvelle scène ; Cléandre allocutaire n’avait pas eu ce pouvoir.

La première pièce de Marivaux étant jugée le plus souvent comme un essai sans prétention, on pourrait taxer cet exemple de maladresse de jeunesse. Mais on le retrouve aussi dans des pièces plus tardives. Ainsi, la scène XIV de La Dispute qui n’annonce comme personnages que Mesrin, Azor et Églé, est coupée par l’arrivée d’un personnage discret : “Carise paraît ici dans l’éloignement et écoute”. Un autre procédé, récurrent, vient attester qu’il s’agit là d’un parti pris qui va se décliner sous une autre forme privilégiée. De nombreuses scènes s’ouvrent sur un monologue : le personnage, dans l’intimité, fait le point sur la situation et commente les événements récents. Surgit alors, dans la même scène, un autre personnage. On en voit plusieurs exemples dès Arlequin poli par l’amour. La didascalie initiale de la scène V atteste sans ambages l’intention, qui va à l’encontre des règles, de ne pas scinder la séquence unique en deux scènes :

Silvia, Arlequin, mais il ne vient qu’un moment après que Silvia a été seule”.

Les deux personnages présents sont nommés, mais il est précisé, de façon explicite, que leur apparition n’est pas simultanée. Marivaux annonce d’emblée la règle du jeu.

Tel n’est pas toujours le cas. Dans la même pièce, la numérotation de la scène XIII n’est pas accompagnée de la traditionnelle liste des personnages présents. Pour la reconstituer, il faut se reporter aux didascalies internes à la scène. Ainsi la première réplique de Silvia est précédée d’une indication précieuse :

Silvia, seule , tremblante et sans bouger”.

Une autre didascalie annonce un peu plus loin l’arrivée de nouveaux personnages :

À ces mots, deux ou trois lutins viennent pour l’enlever”.

Même si l’unité de la scène n’est pas aussi clairement anticipée que dans l’exemple précédent, le moment de solitude de Silvia et l’irruption des autres personnages sont nettement marqués comme appartenant à la même séquence.

La situation est beaucoup plus complexe dans la scène XVIII. La didascalie-liste indique la présence d’un trio Silvia, Arlequin, Trivelin. La première réplique est attribuée à Silvia. Elle est précédée de l’indication :

Silvia, un moment seule”.

Le début de scène est donc, semble-t-il, constitué d’un monologue. Puis Arlequin “entre alors triste et la tête penchée…”. Nous retrouvons donc apparemment la situation précédemment décrite où, à l’intérieur d’une même scène, un personnage d’abord seul voit surgir un autre personnage. Le lecteur, trompé par la didascalie-liste et par la pratique marivaudienne de la séparation en scènes, pourrait s’attendre à ce que la scène ait le déroulement suivant :

  1. Silvia, seule en scène, monologue (cf. didascalie de réplique) ;
  2. Arlequin entre : le monologue devient dilogue à l’intérieur de la même unité scénique ;
  3. Trivelin va entrer (cf. liste des personnages de la scène) : le dilogue se fera trilogue.

Mais c’est une fausse impression. Une autre didascalie renseigne en effet sur le troisième personnage :

Trivelin, alors, paraît tout d’un coup à leurs yeux”.

On voit donc qu’il ne s’agit pas là d’une entrée au sens strict, mais d’une apparition : Trivelin, invisible jusqu’à ce moment, était bien présent sur scène dès le début, mais caché, y compris pour le lecteur. Cette réinterprétation rétrospective remet en cause le statut de monologue de la première réplique de Silvia.

Dans tous les cas observés, le personnage qui paraît est connu du ou des personnage(s) présent(s) et du lecteur-spectateur. Mais parfois surgit, dans les mêmes circonstances, un personnage nouveau et inconnu, dont l’arrivée n’a pas été préparée. C’est le cas de Monsieur Griffet, dans la dernière scène de L’Héritier de village : au milieu de la fête, il intervient pour révéler le vol de l’argent de l’héritage. Le coup de théâtre dont il est l’instrument s’intègre bien à l’économie de la scène ; il en fait étroitement partie.

Dans les exemples cités, l’arrivée d’un personnage, loin d’inaugurer un nouvel espace textuel, structure pleinement celui dans lequel elle prend place : donnant impulsion à un rythme nouveau, transformant le cas échéant le monologue initial en introduction ou, mieux, en transition, à la fois commentaire et annonce, elle se place entre ce qui s’est déroulé et ce qui reste à venir.

Notes
494.

Cf. J. Scherer (1981), p. 214-218.

495.

Cf. H. Coulet (1992), p. 260-261 : “la division originale des scènes ne paraît pas plus logique ni plus expressive que la division mécanique selon les entrées et les sorties des personnages. Si un personnage est muet pendant une scène, il arrive souvent à Marivaux de ne pas le nommer. Des erreurs sur la liste placée en tête de chaque scène (un personnage nommé à la place d’un autre) se sont perpétuées d’édition en édition du vivant de Marivaux”.