Marivaux organise très habilement des systèmes de séquences opérant un gros plan sur un personnage particulier. Cet effet de gros plan met en valeur la question de l’interlocuteur d’un personnage. Dans La Méprise, le problème central vient du décalage entre l’impression d’Ergaste, qui croit s’adresser à une interlocutrice unique, et la réalité, qui lui fait faire ses discours alternativement à Clarice ou à Hortense. L’organisation en séquences reflète ce phénomène particulier de communication :
La basse continue est constituée par les scènes qui font apparaître ensemble le couple Ergaste-Frontin. Cinq scènes rassemblent les deux personnages et elles ont souvent une fonction encadrante à l’intérieur des séquences (cf. I et III, pour la séquence 1 ; XI et XVIII pour la séquence 3). En outre, elles structurent l’ensemble de la pièce. Celle-ci, constituée de vingt-deux scènes, met au centre une scène de duo entre Ergaste et Frontin. Elle répartit les autres scènes selon un axe de symétrie parfait :
I-III | 7 scènes | scène XI | 7 scènes | XIX-XXI | (séq. de fin) |
Parallèlement, si l’on observe le jeu de la présence féminine, on remarque une répartition étonnante. Les scènes III et XI encadrent des ensembles centrés sur l’univers féminin : Hortense est présente aux scènes IV et V, Clarice aux scènes VII, VIII, IX et X. La scène VI fait transition entre les deux univers et confronte les deux sœurs seule à seule. Les scènes de confidence entre Ergaste et Frontin encadrent donc des scènes dans lesquelles les deux sœurs apparaissent successivement. L’ordre d’apparition, la présence deux fois plus importante de Clarice ne sont évidemment pas anodins et préparent le triomphe final de Clarice.
Les scènes XI et XVIII encadrent une séquence dans laquelle les deux sœurs sont absentes et remplacées par leurs substituts scéniques, Arlequin 523 et Lisette, avec, ici encore, des effets de parallélisme tout à fait remarquables. On peut repérer en effet des scènes à participants identiques :
Il y a aussi des scènes en miroir. Par exemple, la scène XIII entre Arlequin et Frontin a son pendant dans la scène XVI entre Lisette et Ergaste. Le couple maître-valet, moteur de la pièce, est momentanément disloqué pour rencontrer scéniquement le serviteur de l’une des deux sœurs. Ces dernières réapparaissent respectivement aux scènes XIX et XXI, dans un ordre inverse par rapport à la séquence 2. Et cette fois-ci, c’est un duo exclusivement masculin qui sert de jonction. La situation séquentielle illustre donc à merveille la méprise qui repose, de fait, sur l’alternance des interlocutrices face à un amoureux unique.
Un cas particulier du gros plan est le point de vue.
Il peut paraître a priori étrange d’appliquer au théâtre une problématique traditionnellement rattachée au genre romanesque. Mais, dans le théâtre marivaudien, le traitement de présence du personnage peut amener à considérer qu’une même intrigue est à un moment vécue par un personnage que l’on voit s’exprimer très tôt dans une scène de confidence à un valet ou au cours d’un monologue, puis par un autre. Ainsi, la pièce se découpe en fonction des changements éventuels de points de vue. C’est cette alternance qui règle l’organisation des Sincères :
1 | 2 | 3 | ||||||||
I | II | III | IV | V | VI | VII | VIII | IX | X | XI |
L, F | L, F, E | E, A | E, M | E, M, F | F, L | F, L, D, A | F, E, D, A | E, D, A | M, E, D, A | D, M |
gros plan Ergaste | gros plan Dorante | |||||||||
A = Araminte, D = Dorante, E = Ergaste, F = Frontin, L = Lisette, M = la Marquise |
4 | 5 | 6 | 7 | ||||||
XII | XIII | XIV | XV | XVI | XVII | XVIII | XIX | XX | XXI |
M, E | M, E, L | M, E | M, L | M, D, L | M, D, A | A, E | A, E, L | A, E | E, A, M, D, L, F |
gros plan Ergaste | gros plan Dorante | gros plan Ergaste |
La pièce est bâtie sur l’alternance des points de vue masculins dans la rivalité qui oppose Ergaste à Dorante pour gagner le cœur de la Marquise 524 . Cette lutte entre les deux hommes trouve son apogée dans la séquence 3, de loin la plus longue. Au centre de cette séquence, qui est le centre de la pièce, Ergaste et Dorante sont présents ensemble et retrouvent à la scène X les deux personnages féminins. Ergaste, qui part favori au début de la pièce, est le focus de trois séquences. Les effets de structure qui le caractérisent sont rigoureux. En duo avec Araminte puis avec la Marquise dans la séquence 3, il construit une séquence avec l’une (séquence 5) puis avec l’autre (séquence 6), en parallèle formel : scène de duo, scène de trio avec Lisette, scène de duo. Entre temps, Dorante a intercalé une séquence décisive qui fait qu’Ergaste passe définitivement de la Marquise à Araminte.
L’effet de gros plan est donc efficace puisqu’il dit quelque chose de l’évolution de l’intrigue. Très souvent, Marivaux utilise le point de vue pour créer un effet de surprise, dans la mesure où le personnage sur lequel a eu lieu le premier gros plan n’est pas forcément, à la fin de la fable, l’heureux élu. Ce phénomène est frappant dans Le Dénouement imprévu : le lecteur-spectateur accompagne d’abord Dorante avant de s’intéresser à Éraste. Cela se remarque aussi dans Arlequin poli par l’amour, puisque la première scène de confidence entre la Fée et Trivelin laisse présager une victoire de la Fée. L’arrivée de Silvia dans la séquence 2 change à la fois le point de vue de personnage et en même temps le point de vue que le lecteur-spectateur peut avoir de la pièce. La perception de la hiérarchie des personnages en est d’autant plus nettement bouleversée et l’effet de surprise d’autant plus grand que rien ne laisse présager l’apparition de Silvia, personnage inconnu de tous y compris d’Arlequin.
Le changement de point de vue, dans les trois cas précédents, signale l’émergence d’une nouvelle intrigue : double inconstance dans Les Sincères, surprise de l’amour dans Le Dénouement imprévu et Arlequin poli par l’amour. Le gros plan ou le point de vue structure la pièce en imposant un regard du personnage sur l’intrigue et du lecteur-spectateur sur la pièce.
L. Desvignes-Parent (1967 a), p. 178, remarque qu’Hortense a un valet au lieu d’une soubrette. Elle en tire des conclusions intéressantes sur la relation entre le texte de Marivaux et le modèle plautinien de l’Asinaria.
J. Rousset (1995) a proposé une autre signification : “Les Sincères, en forme de double pyramide : au centre, une scène à double volet entre les deux ‘sincères’, couple momentané et instable ; avant ce sommet médian, chacun des couples initiaux a une scène de froideur, à quoi répondent, dans la partie descendante, deux scènes de retour et de tendresse ; un chiasme dramatique ; cette charpente est à l’image du mouvement dessiné par les couples qui se séparent, se croisent, reprennent leurs positions premières” (p. 56-57).