I. La question du personnage

1. lien entre parcours amoureux et schéma actantiel

Nous pouvons légitimement revenir à la question du personnage et nous demander quel lien il est possible de repérer entre le parcours amoureux et le schéma actantiel. De fait, comme nous l’avons constaté à plusieurs reprises, un parcours amoureux réel instaure un axe sujet-objet du schéma actantiel  531 . En effet, lorsque nous évoquons un parcours amoureux, nous constituons un couple dans lequel un personnage est le moteur de la relation. Cela explique que, dans L’École des mères par exemple , on puisse déterminer deux parcours concurrents, l’un à partir de Monsieur Damis, l’autre à partir d’Éraste. Ces deux parcours amoureux, quelle qu’en soit la légitimité, sont tous deux transposables en axes sujet-objet du schéma actantiel de la comédie classique :

Ce sont des concurrences typiques de la comédie moliéresque, lorsqu’un barbon est aux prises avec un blondin (L’École des femmes), voire, comme dans le cas présent, un père avec son fils (L’Avare).

La question de l’axe sujet / objet a été étudiée par plusieurs auteurs. Il sert même de modèle fondateur à M. Deguy (1986) lorsqu’il rend compte de l’ensemble des figures possibles du théâtre de Marivaux. Il institue ainsi trois types de relations.

Cela donne (p. 163-164) “trois figures qui sont

  1. une relation positive inchoative (ébauchée et donnée)
  1. le chiasme (par toutes sortes de raisons ou d’amour-propre, ou de coquetterie, ou d’épreuve)

(h2 et f2 pouvant être réels, virtuels, fantasmés, allusionnés, rivaux effectifs, ou rivaux qui ne sont autres que les deux amants mêmes)

  1. (r)établissement du Ier temps, de la bonne relation éprouvée

Le modèle est intéressant en ce qu’il rend compte des éléments de tension, mais il ne permet pas de montrer la dynamique interne de la pièce.

L. Desvignes-Parent (1970), propose des pièces une autre figuration graphique :

‘“Le double trait vertical  établit la relation maître-serviteur, les flèches en traits pleins  indiquent les mouvements efficaces de sympathie amoureuse. Les flèches en pointillés ……> indiquent les déplacements sentimentaux passagers, feints ou inopérants” (p. 480).’

Ainsi pour Arlequin poli par l’amour (p. 480) :

Ce schéma présente l’incontestable avantage de distinguer les vraies relations amoureuses des fausses et, en ce sens, il rappelle notre distinction entre parcours réels et parcours fantômes. Il prend acte également du fait que ces parcours sont des éléments de structure prépondérants. En revanche, la spatialisation ne rend pas loisible l’inscription des relations dans le cadre du déroulement de la pièce  532 . À cette réserve, on peut ajouter celle qui concerne la schématisation d’un axe maître-valet qui relève davantage de la constellation des personnages que de la structure actantielle.

Nous retrouvons donc là quelques-unes des difficultés inhérentes au schéma actantiel telles que nous les avions signalées dans le chapitre 3 de la première partie.

Néanmoins, cela posé, nous constatons que l’axe sujet-objet est renouvelé chez Marivaux par plusieurs éléments. Tout d’abord, certains personnages masculins témoignent de leur difficulté à s’installer comme sujets. Le fait que le Lucidor de L’Épreuve ou le Dorante du Préjugé vaincu suscitent des parcours fantômes comme pour se compliquer la tâche caractérise sans doute leur faible aptitude au positionnement de sujet. Du coup, on a le sentiment que nombre de pièces de Marivaux trouvent leur énergie dans les personnages féminins qui, face à la faiblesse actantielle du sujet, se transforment en objets dynamiques jusqu’à l’accomplissement de leur amoureux comme sujet. Cela se remarque particulièrement dans Le Préjugé vaincu et dans Le Legs  533 .

En outre, le statut de sujet dans le parcours concurrent est toujours fragilisé par l’inconvenance des prétentions du personnage postulant. C’est une évidence dans Arlequin poli par l’amour : personnage féminin, incarnation de la force et de l’autorité, la Fée est doublement illégitime pour prétendre au statut de sujet. En même temps, Arlequin n’étant pas encore poli par l’amour, il ne peut lui non plus devenir sujet. L’effort de la Fée réside donc dans sa tentative de se déplacer sur l’échiquier actantiel et de repositionner Arlequin par l’éducation dans un rôle de sujet. Cependant, elle prend le mauvais chemin puisque toute la leçon de la pièce est de montrer que c’est l’amour qui éduque. En se voulant éducatrice, elle endosse le rôle d’une mère plutôt que celui d’une amoureuse. Par conséquent, faute de pouvoir être un objet, dans un parcours amoureux codifié, ou un sujet, dans un parcours amoureux inversé dont Arlequin serait l’objet, la Fée, bloquée dans un parcours indéfendable, n’a d’autre alternative que de nuire au parcours naturel qu’elle voit se former entre le sujet Arlequin et l’objet Silvia. Au lieu d’un sujet devenant objet, Marivaux montre un sujet devenant opposant.

Mais des sujets actantiels illégitimes se muent ailleurs en adjuvants. Les schémas actantiels des prétendants à la main de Philine dans Le Père prudent et équitable ne semblent exister que par la volonté du destinateur, Démocrite. Ils disparaissent donc sans autre justification que leur nullité  534 . Dans L’École des mères, Monsieur Damis, comprenant qu’il est le rival de son propre fils, lâche la partie et se fait adjuvant, renonçant de lui-même à une position actantielle que son âge rendait indécente.

L’axe sujet-objet révèle donc bien des flottements  535 .

Il en va de même des positions d’opposant et d’adjuvant. Les personnages ne gardent pas toujours une position bien ancrée. Certains sont adjuvants ou opposants alternativement et par mégarde, comme Madame Alain dans La Commère, d’autres bifurquent nettement en cours de route, comme Trivelin dans Arlequin poli par l’amour : celui-ci est un allié objectif de la Fée pendant la moitié de la pièce, ce qui le met du côté des opposants du couple Arlequin-Silvia, puis se révèle un traître au service du magicien Merlin, ce qui en fait un adjuvant des deux jeunes gens. Ce bouleversement agit comme une péripétie dans l’économie de la pièce. Les valets sont parfois instables, eux aussi : Lisette, dans Le Legs, ne souhaite pas servir les intérêts du Marquis auprès de sa maîtresse ; à la scène XXIII, elle devient pourtant adjuvante. Quelques valets trahissent pour de l’argent : Frontin dans L’École des mères, Frontin dans La Femme fidèle. Enfin on voit des parents changer d’avis : Démocrite se rend aux raisons de Cléandre et en fait son gendre (Le Père prudent et équitable), Madame Argante, sollicitée par Monsieur Damis, passe à son tour d’opposante à adjuvante (L’École des mères 536 .

Le schéma actantiel marivaudien se présente donc comme une spatialisation provisoire, susceptible de variations et de changements qui contribuent à la dynamique de la pièce.

Notes
531.

La question a été traitée de façon détaillée par J. Terrasse (1986), p. 37-51. Il en a même fait un outil de typologie en observant précisément la question de l’obstacle. Il distingue par exemple obstacle réel et obstacle apparent et examine les cas où, selon lui, l’obstacle est objet, sujet, opposant, etc. (cf. p. 119-120). Nous n’adhérons pas à toutes ses conclusions. Par exemple pour J. Terrasse, dans Félicie la Fée est mandateur [= destinateur dans sa terminologie]. C’est là gommer la structure par cadre qui ne place pas la séduction de Félicie par Lucidor sur le même plan que la pièce d’éducation.

532.

Bien que L. Desvignes-Parent affirme prendre en compte l’aspect temporel : cf. ibid. p 485, note 17.

533.

J. Terrasse (1986) propose une autre lecture de cette situation : “dans la comédie-type de Marivaux, la structure instituant un sujet A et un objet B est telle que les deux fonctions peuvent permuter. Pourtant A et B ne sont pas interchangeables ; la réciprocité des rapports n’implique pas l’équivalence des termes : la Comtesse et Lélio sont chacun à son tour sujet et objet, mais ils ne remplissent pas ces fonctions d’une manière identique. Si la femme décide de séduire l’homme, elle lui fera croire, conformément à la coutume, que c’est lui le vainqueur : en apparence elle se contentera de se rendre” (p. 40-41).

534.

C. Yetter-Vassot (1996 a) s’est spécialement intéressée à l’axe destinateur-destinataire : cf. p. 56.

535.

C. Yetter-Vassot (1996 a) décrit les mauvaises quêtes : “Tel est le cas dans Félicie et La Réunion des amours, où les sujets sont à la recherche d’un amour purement passionné, un amour tout à fait contraire de celui des amants marivaudiens ‘raisonnables’, tandis que dans La Commère, La Provinciale et Le Triomphe de Plutus, l’intérêt personnel et le pouvoir de l’argent deviennent les objets de la quête principale. Mais finalement, aucune de ces quêtes ne réussit et le message envoyé par Marivaux semble exiger une remise en question du comportement des spectateurs / destinataires, hommes et femmes qui participaient sans doute à ces ‘fêtes galantes’ sans fin” (p. 56).

536.

G. Forestier (1996 c) appelle les obstacles liés à une interdiction parentale des “obstacles pleins” (p. 250), qui peuvent trouver leur solution de l’intérieur, par opposition aux “obstacles vides”, qui se résolvent de l’extérieur (comme par des reconnaissances par exemple). Mais les parents opposants sont des “obstacles mous”, selon la terminologie de J. Scherer (1989) p. 134-135. Si l’obstacle plein, qui est contourné par une ruse (l’opposant croit gagner la partie, puisqu’il marie sa fille au fils du Grand Turc ou à un médecin), est devenu un obstacle mou (le père cesse de s’opposer et revient sur sa décision première), c’est parce que l’image de l’autorité parentale de théâtre n’est plus au dix-huitième siècle celle de la comédie moliéresque. C’est ce que remarque M. de Rougemont (1988), p. 69 : “pourquoi le père devient-il un piètre personnage de comédie, un ‘obstacle mou’, alors qu’il se renforce et qu’il figure l’ennemi, le personnage hostile et interdicteur de nombreuses tragédies (…) ?”. R. Howells (1992) estime que, chez Marivaux, l’ancienne figure du père est transférée sur la mère. Voir aussi R. Démoris (1996).