2. les niveaux de personnage

Marivaux travaille la question du personnage de telle façon que, croisant les problématiques de la présence et de l’absence et celle de la position actantielle, il crée moins des personnages que des niveaux de personnage. En articulant ces divers critères, nous pouvons déceler cinq niveaux.

a. niveau 1

C’est le cas du personnage absent sans fonction actantielle. Il est, comme dans le roman, un personnage d’arrière-plan que l’on évoque et qui ne se montre pas. On en a plusieurs exemples dans les pièces courtes. Ces personnages ont deux fonctions. Soit ils apportent un éclairage sur le locuteur : ainsi ceux que la Marquise évoque dans une galerie de portraits dans la scène IV des Sincères, ont, victimes involontaires, vocation à faire d’elle une nouvelle Célimène attentive, sous couvert de sincérité, à épingler les moindres travers d’autrui ; de même les amants d’Euphrosine, dans le portrait que Cléanthis brosse de sa maîtresse, donnent à la jeune femme un arrière-plan de galanterie et une épaisseur romanesque qui atteste de l’existence d’un autre temps et d’un autre lieu que celui même de la scène  537 . La seconde fonction de ces absents est de prouver qu’il y a un hors-scène proche du lieu scénique. Ainsi, dans L’Épreuve, Frontin signale qu’il a croisé “un petit garçon dans la cour” (sc. I). Or Lisette, entrant sur scène, déclare :

‘“Je viens d’apprendre, Monsieur, par le petit garçon de notre vigneron, qu’il vous était arrivé une visite de Paris” (sc. III).’

Le petit garçon sert de liant entre le hors-scène et l’espace du dilogue et justifie l’entrée de la soubrette  538 . Il atteste qu’il existe une réalité sociale en dehors du plateau.

Certains de ces personnages d’arrière-plan ont parfois droit à la parole : on rapporte leur discours, de manière indirecte (comme dans le cas du petit garçon ci-dessus), voire de manière directe. C’est ce que fait Maître Jacques, narrant un événement qui vient de lui arriver :

‘“J’ons tous deux en ce temps lâché quelque parole,
Montrant ce Démocrite. “Hé bon ! ce n’est pas li”,
A dit un paysan de ce village-ci” (Le Père prudent et équi­table, XXIV).’

Le personnage de niveau 1, ou d’arrière-plan, a pour fonction de donner au lieu et au temps scéniques un prolongement dans le monde.

Notes
537.

Pour la référence au temps “réel” dans le discours des personnages, dont ces allusions à des personnages d’arrière-plan sont une autre manifestation, cf. G. Conesa (1996 b).

538.

Sur les lieux scéniques et le hors-scène chez Marivaux, cf. C. Tastet (1995). Cette question passionnante mériterait un développement important.