3. rapport entre schéma actantiel et projet enclencheur du personnage

Le personnage à l’origine de l’enclenchement de l’action est-il forcément en position de sujet ? Y a-t-il superposition entre la dynamique actantielle et le projet enclencheur de l’action ?

Quelques pièces sont enclenchées par un destinateur qui revêt une figure parentale. Dans Le Père prudent et équitable ou dans La Joie imprévue, c’est bien la décision de faire venir un ou plusieurs prétendants et de procéder à un mariage qui met en marche l’action. À partir de cette action décisive se mettent en place des réactions, dans la mesure où le destinateur se trouve en même temps l’opposant d’un autre schéma actantiel.

Parfois, ce destinateur avance masqué et se révèle au cours de la pièce. Ainsi Monsieur Orgon (La Joie imprévue) a enclenché l’action avant même le lever du rideau puisqu’il a envoyé son fils à Paris et a écrit à Madame Dorville pour lui proposer le mariage de Damon avec Constance ; de son côté Madame Dorville a pour Constance un projet matrimonial qui se trouve s’accorder avec celui de Monsieur Orgon. Les deux parents enclenchent donc l’action sans vraiment le dire, puis la prolongent à dessein  541 . Damon, ignorant des intentions parentales, peut se faire l’illusion d’être celui par la faute duquel tout se produit. Il se trouve tomber amoureux de Constance par hasard. En revanche, il désobéit en connaissance de cause à son père en jouant l’argent qui devait servir à l’achat de sa charge. L’action est donc à double détente :

Damon croit être un sujet autonome alors que son action est décidée ou régulée par d’autres.

C’est aussi ce qui se passe dans Félicie. La Fée, figure maternelle  542 , envoyant sa protégée pourvue de grâces dans le monde, la met en situation de rencontrer Lucidor.

Le destinateur peut enfin être définitivement absent. Le père du Prince, dans La Dispute, a enclenché dix-neuf ans plus tôt l’action dont son fils va pouvoir être le nouveau destinateur. De même Jupiter, dans La Réunion des amours, est en son absence à la fois enclencheur et destinateur de l’action.

L’action peut aussi être enclenchée par un événement qui résulte du hasard. Le naufrage subi par les quatre Athéniens de L’Île des esclaves est le véritable enclencheur de l’action dont Trivelin va ensuite donner les règles  543 . La position actantielle de ce dernier se révèle au demeurant assez indécise. La fuite dans la colonie (dans la pièce de même titre) est sans doute aussi l’élément déclencheur de l’action, dans la mesure où c’est la fin du gouvernement de la patrie qui va susciter le projet féministe d’Arthénice et Madame Sorbin. Enfin la mort du frère de Blaise, dans L’Héritier de village, se trouve à la source d’une chaîne de projets tous issus de ce que l’on pourrait appeler une adaptation à l’événement initial :

Ces événements enclencheurs sont des préalables indispensables à la constitution de sujets  544 . Dans les cas précédents, les personnages sont en réalité, du fait de leur infériorité sociale, inaptes à demeurer bien longtemps des sujets ou des objets. C’est la situation exceptionnelle qui les contraint à l’être  545 .

Le cas le plus classique réside néanmoins dans l’enclenchement de l’action par un sujet. Lorsque le sujet est un homme, cela ne pose aucun problème. C’est la situation de L’Épreuve, du Préjugé vaincu, de La Femme fidèle, des Acteurs de bonne foi, du Triomphe de Plutus, de La Méprise et de L’École des mères. Dans toutes ces pièces, le projet initial s’accomplira. Les choses se compliquent lorsque le projet n’est pas légitime. Mademoiselle Habert (La Commère), la Fée (Arlequin…), Madame Lépine (La Provinciale) enclenchent l’action par un projet dont la nature est suspecte ou critiquable. Seule Hortense, dans Le Legs, fera aboutir son projet de gagner de l’argent. Ce projet enclencheur a pour effet de contraindre le Marquis à définir son propre projet.

Dernier cas de figure : l’action est enclenchée par des opposants. Les valets des Sincères décident de brouiller leurs maîtres et c’est ce qui produit le moteur de l’action.

La qualité du projet enclencheur explique le rapport de ce dernier avec les parcours amoureux. Certains projets se déclinent en parcours amoureux réels ou fantômes, d’autres entraînent des conflits de parcours amoureux, d’autres des parcours amoureux par ricochet. Certains projets ne peuvent enclencher aucun parcours amoureux.

Notes
541.

Cf. Madame Dorville dans la scène XII : “Ne dis rien de ceci à ma fille, non plus qu’à Damon, Lisette ; je veux les surprendre, et c’est aussi l’intention du père qui doit arriver incessamment, et qui me prie de cacher à son fils, s’il aime ma fille, que nous avons dessein d’en faire mon gendre ; il se ménage, dit-il, le plaisir de paraître obliger Damon en consentant à ce mariage”.

542.

Comme l’écrit R. Howells (1992), la Fée est in loco parentis ; cela la rapproche des personnages marivaudiens de mères (p. 115).

543.

Cf. A. E. Berger (1995), p. 58 : “la contre-épreuve organisée par Trivelin au nom de la loi de l’île soumet les personnages, déjà victimes d’un naufrage qui fonctionne comme un Deus ex machina initial, à une nouvelle machinerie transcendantale”.

544.

Ils relèvent du dispositif de transfert inventé par J.-P. Sermain (1996) et rappelé par É. Négrel (2003), p. 321.

545.

D’où les fréquentes phases de soulagement à la fin de ces pièces, lorsque les projets inconsidérés ne se réalisent pas.