b. crise et dénouement de L’École des mères

(i). la crise

La pièce connaît un point d’apogée, dans lequel la crise est montrée, théâtralisée, orchestrée. Monsieur Damis organise un véritable piège qui permet de structurer plusieurs niveaux de personnages. Le piège reproduit le cadre général de la pièce principale : Angélique et Éraste ont la possibilité de prolonger une déclaration interrompue, Frontin et Lisette sont là en auditeurs, “participants ratifiés” selon la terminologie d’E. Goffmann. Mais à ce groupe prévu et reconnu, Monsieur Damis s’ajoute avec Madame Argante : les deux parents sont, eux, dans une situation d’eavesdroppers, ou “épieurs”  590 . Ces niveaux, qui constituent le cadre participatif  591 , vont évidemment de pair avec des niveaux informatifs différents. Les deux amoureux ne savent pas qu’ils sont épiés, Lisette n’en sait pas plus qu’eux et Madame Argante, amenée là par Monsieur Damis, ne sait pas ce qu’elle va entendre. Seuls Frontin et Monsieur Damis ont un degré d’information plus élevé.

Monsieur Damis est donc, à plusieurs titres, le personnage dominant : il surplombe la situation et il est présent tout en étant protégé par l’obscurité et par le masque  592 .

La crise va s’effectuer dans un contexte théâtral entièrement dynamique à l’intérieur de cinq scènes. Les personnages entrent et sortent, dirigés par les valets. L’ensemble est dans le noir  593 . Cela donne lieu à de multiples entrées et sorties. L’autre élément dynamique provient aussi des mouvements sur le plateau : “promenez-vous”, “il marche en tâtonnant”, “il attrape Monsieur Damis”, “Monsieur Damis veut retirer sa main”, “il se dégage des mains d’Éraste”, “…me fuit”, “ils s’écartent tous trois”, “elle avance et rencontre Monsieur Damis qu’elle saisit par le domino”.

Le moment de crise est donc rendu sensible par les déplacements et la gestuelle des corps. Au lieu de n’apparaître que dans le langage, il est théâtralisé.

La crise se fonde sur le gain informationnel de certains personnages par rapport à d’autres. Si l’on examine les scènes XVI, XVII et XVIII, on voit que les jeunes gens n’apprennent rien de nouveau. La présence de Monsieur Damis entraîne une situation de méprise dans la scène XVII, donc une confusion supplémentaire. En revanche, dès avant la scène XVI, Monsieur Damis obtient l’information qui lui manquait :

  • Sc. XV : “Monsieur Damis, à part : ‑Éraste!” (nom de l’amoureux) ;
  • Sc. XVI : : “Monsieur Damis, à part : ‑Est-ce que je me trompe ? c’est la voix de mon fils, écoutons” (identité de l’amoureux) ;
  • Sc. XVI : “Monsieur Damis, à part : ‑C’est mon fils” (confirmation).

À la fin de la scène , Madame Argante apprend que sa fille est amoureuse, mais elle ignore le nom de son amant. Chacun des deux parents a franchi une étape vers plus d’information. Monsieur Damis, en avance sur Madame Argante, a toutes les clés en main, quand Madame Argante ignore encore l’identité du jeune homme (et son lien de parenté avec Monsieur Damis). La crise mène la pièce principale à son point extrême à la fin de la scène XVII : la menace de la prise de voile est conforme à la position de Madame Argante  594 . La pièce se termine donc de façon dramatique  595 , car elle se conclut sur un dénouement apparent contenu dans une phrase autoritaire à valeur presque performative (“Eh bien, jeune extravagante, un couvent, plus austère que moi, me répondra des égarements de votre cœur”). Cependant, cette fin violente est instantanémant mise à distance par Marivaux grâce à un décalage entre les mots et la situation proprement comique, puisqu’à la faveur de l’obscurité, c’est Monsieur Damis que Madame Argante vient d’envoyer au couvent.

Notes
590.

Cf. W. Trapnell (1987).

591.

Cf. C. Kerbrat-Orecchioni (1996), p. 17.

592.

Sur l’habitude du port du masque, cf. R. Pomeau (1967), p. 244-245.

593.

C’est la “folie d’une nuit d’été” (H. Coulet et M. Gilot (1973), p. 121). Les scènes de nuit étaient courantes dans la Commedia dell’Arte ; cf. C. Mic (1980), p. 204-205 : “quand l’action se passait soi-disant dans la nuit, pour plus de vraisemblance et afin de créer une illusion, les acteurs en scène se munissaient de lanternes, ils se heurtaient les uns aux autres, tombaient à terre, etc.”. M. Vuillermoz (2000), p. 87, rend compte de la difficulté technique à représenter les scènes nocturnes. Il montre qu’il y avait deux solutions. L’une consistait à réduire l’éclairage de la scène, l’autre à rajouter des modes d’éclairage de l’univers fictionnel. Dans ces deux manières, il y a une codification qui, mutatis mutandis, rappelle celle de l’aparté. Il s’agit de faire voir au spectateur ce que le personnage ne voit pas, comme l’aparté fait entendre au spectateur ce que le personnage, si proche qu’il soit, n’entend pas. On voit aussi par la didascalie “en tâtonnant” que la gestuelle des comédiens devait contribuer à rendre la convention vraisemblable.

594.

Madame Argante rappelle les pères autoritaires de Molière qui brandissent le couvent comme une arme absolue.

595.

Le dénouement “par le couvent” est inattendu puisqu’il ne dénoue logiquement ni la pièce 1 ni la pièce 2 (Monsieur Damis, prétendant officiel, est évacué unilatéralement). Il s’affirme comme le terrain d’expression d’un conflit entre mère et fille, comme la fin de la pièce d’éducation.