b. fonctionnement de la scène de dénouement du Dénouement imprévu

La scène XI peut apparaître comme un dénouement possible de la pièce n° 1 : le projet initié par Dorante dès la scène I était de faire en sorte que Mademoiselle Argante simule la folie pour écarter son prétendant inconnu mais officiel, Éraste. On a donc dans cette scène XI la réalisation du plan annoncé dès le début de la pièce et expérimenté à la scène VII par la jeune fille face à son père. Après une répétition de sa scène de folie, Mademoiselle Argante la joue devant Éraste.

Derrière l’apparence d’aliénation, qui se retrouve dans la précipitation du discours ou son inco­hérence, tout comme dans la scène avec Monsieur Argante, se dévoile un enjeu qui est de retarder l’action et la décision et d’immobiliser le temps. Le crescendo “deux ans”, “quatre ans”, “un siècle”, est particulièrement clair ainsi que la référence au repos qui est une particularité du discours de la jeune fille ou du discours tenu sur elle  636 . La permanence de cette demande de repos est comme un symptôme supplémentaire de la folie.

Comme dans la scène avec le père, la scène de folie s’achève sur une réplique du personnage masculin qui porte un jugement sur ce qui vient d’être dit. Dans les deux cas, la folie est dévoilée comme une comédie. Le père parlait d’“artifices” dont il n’était pas dupe, Éraste parle “du désordre d’esprit que vous affectez”. En revanche, en réponse à ce jeu de théâtre le père menaçait sa fille de punitions : “Vous mériteriez que je vous misse dans un couvent”, “vous vous en repentirez toute votre vie”. L’autorité du père est rappelée par Éraste, mais cette fois comme une excuse, une cause aux débordements de Mademoiselle Argante et non comme une conséquence. Il y a donc inversion du système de valeur. La faute est du côté des hommes, le père et l’amant. Du coup, la punition n’est plus à donner à la fille mais à l’amant  637 . Éraste met en place une double logique du gain et de la perte (“livrez-vous” / “il perd”), de la faute et du châtiment (“pardonnez” / “punir”).

Nous nous retrouvons donc dans une situation à la fois parallèle et inversée par rapport à la scène VII. Dans les deux situations, la jeune fille simule la folie devant un personnage masculin, mais la première fois elle se heurte à un échec, la seconde à un succès, du moins dans l’optique du plan fixé par Dorante, donc dans le cadre du parcours amoureux qu’elle mène avec lui :

L’abandon d’Éraste  638 n’a pas valeur de dénouement. Sa parole sert à supprimer l’obstacle, levée nécessaire pour ouvrir la voie au dénouement de la pièce n° 1. C’est une parole de dénouage, d’autant plus efficace qu’Éraste s’auto-élimine et menace de s’en aller. La pièce 2 est annulée de ce fait et il resterait à conclure la pièce 1 qui est ramenée à son commence­ment. Mais pour qu’il y ait dénouement, encore faudrait-il que Monsieur Argante consente au mariage de Dorante avec sa fille : c’est ce changement d’avis qui constituerait le dénouement (imprévu).

Mais la complexité de cette scène provient du fait qu’elle est aussi une première rencontre efficace, dont les effets vont venir parasiter la route du dénouement de la pièce n° 1. Dans l’impasse apparente que constituent la folie feinte de la jeune fille, la fausse identité d’Éraste et son renoncement à son propre parcours amoureux, c’est une surprise de l’amour qui se produit, avec des ingrédients bien repérables.

La scène XI commence par un double aparté qui permet de mettre en lumière l’effet du regard, si instantanément efficace dans le théâtre de Marivaux  639 . Comme souvent, la vue (“l’ai-je vue”, “voilà”) entraîne le jugement esthétique (“Ah! l’aimable personne!”, “joli homme”, “Si Éraste lui ressemblait”) qui aboutit au sentiment amoureux. L’utilisation de l’aparté permet au lecteur-spectateur d’attendre tranquillement et non anxieusement la fin en goûtant les chemins de traverse ; malgré cette surprise révélée mais non encore partagée, les deux personnages restent en effet cohérents par rapport au projet initial : Éraste reformule ce qu’il avait dit au père et oppose l’autorité abusive de ce dernier  640 à la liberté de décision de la jeune femme  641 . Il y a donc cohérence du discours même si c’est une parole qui s’abrite derrière une identité usurpée. Mademoiselle Argante feint la folie, mais sous l’incohérence de son discours les questions fusent à la fois sur le caractère du prétendant (“sait-il aimer ? A-t-il des sentiments ?”) et surtout sur son aspect physique (“est-il grand, est-il petit ?”, “me ferez-vous son portrait ?”). On sent que pointe un autre enjeu, une autre fin possible, préparée dès l’aparté initial. En effet, en précisant :

‘“Si Éraste lui ressemblait, je ne ferais pas la folle”,
elle induit comme implicite “je n’épouserais pas Dorante”.’

L’enjeu masqué va donc se déplacer vers l’interrogation sur la ressemblance :

‘“Si Éraste lui ressemblait” ;

“me ferez-vous son portrait ?” ;

“il me ressemble trait pour trait” ;
“Il vous ressemble ! Bon cela, Monsieur”.’

De fait, à partir de ce constat, Mademoiselle Argante cesse de simuler la folie.

La première partie de la scène obéit donc à des logiques différentes. En tant qu’aboutissement de la pièce n° 1, la scène de folie, la fausse identité d’Éraste, la confirmation des propos de Maître Pierre, celle du positionnement d’Éraste  642 , respectueux avant tout des sentiments de Mademoiselle Argante, mènent au renoncement du jeune homme : c’est un dénouage, qui laisse le champ libre à Dorante ; en tant que début d’une pièce n° 2, il s’agit d’une surprise de l’amour : le renoncement d’Éraste est, dès lors, un dénouement déceptif.

L’enjeu de la deuxième partie de la scène va donc être de parvenir au dénouement heureux de cette pièce n° 2, c’est-à-dire à la déclaration réciproque. Mais le rapport de force est inversé : Éraste était en position dominante au début de la scène (car il sait que la jeune fille simule la folie, alors qu’elle ne sait pas qu’il sait) ; mais c’est désormais Mademoiselle Argante qui va dominer la fin de scène, car elle sait que ce jeune homme est Éraste, alors qu’il ne sait pas qu’elle l’a deviné  643 . Cela explique un fonctionnement particulier du dilogue qui rappelle ce que nous avons montré des scènes de dénouement par déclaration (comme Le Legs). On retrouve des systèmes de mini-bouclages qui vont entraîner autant de possibilités d’échanges que de ruptures conversationnelles. Le dilogue est toujours menacé de silence et donc de départ physique du personnage masculin. Les protagonistes mettent donc en place, comme toujours, des systèmes de protection.

La première étape  644 exhibe les tâtonnements qui permettent à la conversation de reprendre et l’en empêchent en même temps. C’est comme un nouveau départ. La discussion porte sur le fait de dire et sur qui doit dire  645 . En même temps, l’interrogation répond à l’interrogation. Mademoiselle Argante s’attribue d’emblée un rôle passif d’interlocuteur qu’Éraste refuse : “je vous écouterai volontiers” / “Je n’ai plus rien à dire après ce que je viens d’entendre”  646 . Ce court préambule montre donc une sorte de lutte entre les personnages pour savoir qui prendra l’initiative d’une parole vraie. Chacun pousse l’autre à cette position de locuteur et, dans ce combat amoureux, c’est Éraste qui gagne, car d’une certaine façon il a tout dit. Mademoiselle Argante ne peut prendre cette position de locutrice qu’en revenant à la conversation précédente et en niant ce qu’elle y a dit. Après les tâtonnements initiaux traduits par la répétition ou la négation  647 , la réponse de Mademoiselle Argante commençait par “Dites-lui qu’il ait la bonté d’attendre : dans deux ans je lui rendrai réponse…”. Elle reprend l’idée de cette formulation initiale (“je ne devais dire ce que je pense sur Éraste que dans un certain temps”) avant de nier cette décision “et si vous voulez, j’abrégerai le terme”. Il est très net que, dans cette deuxième étape 648 , l’enjeu, une fois acquis le principe de l’effacement de la conversation initiale au profit d’une nouvelle, va résider dans le fait de parvenir à une adéquation entre “vous” et “lui” qui permettra à chacun de pouvoir faire sa déclaration. Cependant chaque personnage est dans une logique différente : pour Éraste, il s’agit de reculer l’adéquation pour avoir d’abord une déclaration, pour Mademoiselle Argante, il s’agit d’abord d’avoir confirmation de l’adéquation pour parvenir à la déclaration. Le jeu des pronoms personnels est de ce fait remarquable. Mademoiselle Argante remplace immédiate­ment “Éraste” par “vous”  649 et fait l’effort constant d’essayer de remplacer “il” par “vous” ou du moins de les superposer. L’effort d’Éraste est exactement inverse, il s’agit en permanence de se protéger derrière le “il”, soit le “il” personnel ou ses diverses occurrences (“vous le haïssez trop”), soit le “il” impersonnel, (“il n’est que trop vrai”). C’est uniquement lorsque Mademoiselle Argante abandonne le terrain de l’interrogation pour celui de l’impératif (“consolez-vous donc”) que le “il” disparaît au profit du “je”. Mais une fois encore, la clôture de cette étape ne se fait pas sur une déclaration.

Éraste se place dans une position de repli, dans la situation de celui qui attend que l’autre parle et se déclare  650 . La troisième étape est donc celle de la déclaration d’amour. Mais évidemment celle-ci ne vient pas immédiatement et se fait par tâtonnements ; “comment vous l’expliquer ?” est riche au niveau de l’implicite ; il signifie : “comment vous l’expliquer pour être comprise ?” mais aussi “comment le dire sans être dans une position de déclaration impropre aux jeunes filles ?” c’est-à-dire “comment dire sans dire ?”. Éraste est convoqué pour un dernier détour qui est en même temps une dernière vérification de l’adéquation des deux identités  651 . La déclaration ne peut avoir lieu que si chacun voit ses conditions préalables remplies. Nous avons vu que pour Mademoiselle Argante il fallait que “il” soit égal à “vous”. Cette condition apparaît sous une forme explicite : “si vous n’avez pas besoin de sortir pour cela”. Il est évident que cette condition est impossible à remplir si Éraste n’est pas l’homme qui est sur scène.

De même nous avons vu que pour Éraste la déclaration d’amour était un préalable à la révélation totale. De ce fait, il y a là aussi une condition énoncée, “s’il ose se flatter d’être reçu” où le pronom “il” est un dernier rempart de protection. Il est tout à fait intéressant de voir que pour arriver au “je” et au “vous”, le parcours est à peu près le même dans les deux cas : l’utilisation première d’un pronom qui a pour référent Éraste, puis un pronom dont le référent est métalinguistique ou co-textuel :

‘“Mademoiselle Argante :
(…) Dites à Éraste que je l’attends.
Éraste : (glissement progressif vers le co-textuel)
Il n’est pas bien loin.
Mademoiselle Argante :
Je le crois de même.
Éraste :
Que d’amour il aura pour vous, Madame, s’il ose se flatter d’être bien reçu!
Mademoiselle Argante :
Ne tardez pas plus longtemps à voir ce qu’il en sera” (il : co-textuel)  652 .’

C’est paradoxalement ce glissement vers le co-textuel qui permet le retour à la situation d’énonciation et l’emploi des déictiques ; le “je” et le “vous” se rejoignent finalement en élimi­nant le “il”  653 . Et, comme Éraste le souhaitait, c’est Mademoiselle Argante qui fait la déclaration d’amour en prononçant à son tour une formule performative qui a valeur de dénouement (“vous serez mon époux”). Il est immédiatement suivi d’une sorte de commentaire sur l’action ; les temps du passé sont employés : passé composé et imparfait servent à faire un bilan du passé où chacun mesure le chemin parcouru. Un deuxième “il” est réintroduit pour mieux être éliminé, c’est Dorante ; le récit fait sur Dorante n’apporte rien de nouveau au spectateur et rappelle la scène avec Lisette  654 . Il permet selon les modalités habituelles à Marivaux à tous les personnages d’être au même degré de connaissance au moment où le rideau tombe. Le double obstacle de la campagne et de Dorante est éliminé d’un “voilà tout” expéditif. La scène peut s’achever sur la déclaration physique et verbale d’Éraste, qui constitue la deuxième phase du dénouement.

Le modèle de dénouement se trouve formalisé ainsi :

Il n’y a plus besoin, cette fois, d’un dénouage, puisque l’autorisation paternelle est préalablement donnée. La déclaration d’amour, entérinée par Monsieur Argante et Maître Pierre dans l’ultime scène, est auto-suffisante.

Notes
636.

Dans cette scène : “je veux me reposer”, “tranquille”, “attendre”, “le repos”, “ne s’impatiente pas”.

637.

“Je vais l’en punir en lui disant ce qu’il perd”.

638.

Bien qu’il sache par une indiscrétion de Maître Pierre (scène X) que la jeune fille simule la folie, Éraste pense avoir la confirmation que la poursuite du subterfuge a vocation à l’éliminer. Il croit donc que son rival Dorante lui est préféré. C’est la raison pour laquelle, à regret, il quitte provisoirement la partie.

639.

Cf. la scène V d’Arlequin poli par l’amour.

640.

Sans toutefois la désigner explicitement : cf. “on vous a destinés l’un à l’autre”, “on lui assure”.

641.

“autant que votre coeur y souscrira”, “c’est un respect que le sien vous doit”, “ce que vous pensez”, “se conforme à votre volonté”.

642.

Signalé dans la scène IX, face à Monsieur Argante à qui il a fait part de sa volonté de déguiser son identité pour évaluer la réceptivité de sa promise à ce mariage forcé.

643.

C’est ce que signale un aparté de la jeune fille ; ainsi chacune des deux parties de cette scène débute par un aparté.

644.

De “Monsieur ?” jusqu’à “je viens d’entendre”.

645.

“Avez-vous quelque chose à m’ordonner, Madame ?” / “N’avez-vous que cela à me dire?”.

646.

Les deux personnages justifient cette position. Mademoiselle Argante se réfère à la dernière réplique d’Éraste avant sa sortie inaboutie (“peur” renvoie à “crainte”), et en même temps elle cherche à établir un couple par le jeu des pronoms : “je vous écouterai”, “vous m’avez rassurée”) ; la justification du choix du silence est plus mystérieuse pour Éraste. En effet, à quoi “ce que je viens d’entendre” fait-il référence ? Est-ce à la réplique précédente qui est un écho à ce qu’il disait souhaiter, c’est-à-dire la fin de la crainte de Mademoiselle Angélique ? Est-ce une façon de souligner qu’elle n’a rien dit de plus ? Est-ce une allusion à la portion de scène précédente ?

647.

“Ce que je pense, Monsieur, ce que je pense!” puis “Je n’en sais rien”.

648.

Elle va de “je ne devais dire…” jusqu’à “…discours”.

649.

“Je ne devais dire ce que je pense sur Éraste que dans un certain temps ; et si vous voulez, j’abrégerai le terme”. Elle poursuit ce retour forcé systématiquement au vous : “Mais pourquoi en êtes-vous si fâché ?” ; après une ultime vérification qui confronte les deux hommes en prenant son interlocuteur comme comparant (“est-il vrai qu’il vous ressemble ?”), elle élimine le tiers, c’est-à-dire “il” au profit de “vous”.

650.

“Eh! d’où vient me consolerais-je, Madame ? Daignez m’expliquer ce discours”. Cela passe par la requête d’explicitation formulée de deux façons différentes ici, par question et par demande.

651.

Il y a dans cette scène une remarquable progression du point de vue des vérifications ; en effet Mademoiselle Argante a d’abord vérifié la ressemblance, thématique qui revient plusieurs fois dans l’ensemble de la scène et dans le théâtre de Marivaux de façon générale. Ici, on peut trouver : "“Si Éraste lui ressemblait”, “Il vous ressemble!”, “Est-il vrai qu’il vous ressemble ?”. Le deuxième moyen de vérifier l’identité des deux hommes est évidemment de demander leur confrontation.

652.

M. Deguy (1986), p. 203, évoque à propos de cette scène un “roucoulement alterné”.

653.

“Puis-je espérer que vous me ferez grâce ?”, “vous serez mon époux”, “Que ne vous ai-je connu plus tôt”.

654.

“Il y a quatre ans que je connais Dorante” / “je ne connais que lui depuis quatre ans”.

“Il y a si longtemps que nous nous voyons” / “L’habitude de le voir”.

“Vous demeurez à la campagne et je ne l’aimais pas” / “je ne saurais souffrir la campagne”.