2. fonctionnement des scènes de dénouement dans Les Sincères

Les Sincères met en scène une substitution qui constitue un retour à une histoire d’amour antérieure. La Marquise va cesser d’aimer Ergaste pour revenir à sa passion pour Dorante. L’échec de Dorante dans la première partie venait du fait que son discours amoureux hypertrophié, attaché à des codes repérables, semble incompatible avec l’expression de la sincérité. L’erreur d’Ergaste vient au contraire de son omission de la clause du respect de l’amour-propre, au nom de l’illusion du double : contrairement à l’homme, la femme ne peut faire abstraction de sa coquetterie, ce qui fausse son rapport à la sincérité.

Les éléments que nous venons de dégager expliquent le nombre important de dénouements de la pièce.

La scène XII montre un faux dénouement par déclaration, d’une brutalité comique :

‘“Ergaste : ‑Que je vous aime.
La Marquise, riant : ‑Je le savais, je m’en étais aperçue. (…)
Ergaste : ‑Je lui marque encore une chose.
La Marquise : ‑Qui est ?
Ergaste : ‑Que je croyais ne vous pas déplaire”.’

Cette déclaration qui transgresse les codes marivaudiens conduit à la demande en mariage. Or la scène bascule à partir du moment où l’on passe de l’amour à l’amour-propre. Le “M’aimez-vous ?” se transforme en “M’aimez-vous le plus ?” et “Suis-je la plus belle ?”. L’amour-propre exige la primauté et se heurte à la sincérité. Cela aboutit à une remise en question du mariage à la scène XIV qui constitue le dénouage.

La fin de la pièce n° 2 procède de façon chiasmatique par rapport à celle de la pièce n° 1. Il s’agit en effet, d’abord pour la Marquise, d’avoir une réponse à la question “Suis-je aimable ?”. Apparemment, cela n’a pas de lien avec le dénouement. En réalité, une série de chaînons associatifs conduit aux conditions du dénouement :

La première partie de la scène XVI va donc répondre à la question sur la beauté de la Marquise. En ce sens, elle suit la scène XV où la même question avait été posée à Lisette. Dans la scène XV, l’argument retenu étant celui du nombre de locuteurs du même avis. La scène XVI s’intéresse à la qualité des locuteurs. Ergaste est un “extravagant” dont la parole n’a pas de poids. Une fois cette question réglée, Dorante montre des talents de sincère, mêlant compliments (“une figure aussi distinguée que la vôtre, et faite au tour”, “avec la plus belle taille du monde”) et critiques (“est-il permis de vous négliger quelquefois autant que vous le faites ?”, “vous marchiez toute courbée”  655 ). Cette voltige permet à Dorante d’inventer un nouveau discours amoureux, que son incongruité rend désopilant et qui respecte les trois impératifs incompatibles signalés plus haut. Le dénouement de la pièce 2 est constitué d’un ensemble de micro-séquences qui, dans le registre direct, règle la question du mariage :

‘“La Marquise : ‑Voulez-vous bien qu’il le remplisse de votre nom et du mien, Dorante ?
Dorante, lui baisant la main : ‑Vous me transportez, Madame!”.’

La sincérité bouscule donc les codes habituels de la déclaration. Elle est ici absolument comique, tant les compliments sont assaisonnés de vilenies. C’est en outre la Marquise qui fait la demande. Enfin, au lieu d’être cantonnée au duo habituel, cette déclaration se fait devant Lisette, ce qui est singulier.

Il reste à régler la substitution qui permet à la pièce de se conclure par un double mariage. Il nous est donc donné d’assister à une deuxième parodie de déclaration. Araminte condense les mêmes systèmes que ceux que nous avons distingués dans la scène XVI, utilise la même stratégie que Dorante, puisqu’elle fait à Ergaste, sous couleur de sincérité, un portrait de lui peu flatteur  656 , et, comme la Marquise, n’hésite pas à parler d’amour :

‘“Et qui plus est, c’est que vous m’aimez encore ; c’est que vous n’avez pas cessé d’un instant (…), d’une minute”.’

La transgression des codes est à l’œuvre, et les amoureux évincés, au lieu de donner une leçon d’amour à leurs interlocuteurs, s’intègrent au système qui leur est propre. La demande en mariage est formulée à la scène XX. L’aspect très chaotique de ces deux scènes de déclaration et l’aspect pour le moins inattendu des répliques de dénouement est accentué par les phénomènes de rupture qui empêchent les scènes d’intimité de se développer normalement :

C’est à chaque fois comme si le personnage qui intervient venait semer la discorde dans le couple potentiel en étant le représentant du personnage absent avec lequel un autre couple serait possible. À la scène XIII, Lisette évoque Dorante devant Ergaste et la Marquise ; scène XVII, Araminte vient parler du même épisode, mais en faisant cette fois référence à Ergaste ; scène XIX, c’est Lisette qui apporte un mot de rupture de la Marquise, alors qu’Araminte et Ergaste sont en pleine discussion amoureuse. De ce fait, on a le sentiment d’un entrelacement, d’une interaction de trois systèmes de couples potentiels.

Notes
655.

Cette expression contraste de façon comique avec l’emploi préalable du verbe se redresser : “peu s’en faut que je ne me redresse aussi, moi” (la Marquise).

656.

Et qui rappelle la scène XXIV du Legs. Autre parallèle avec Le Legs : “je ne vous aime plus” / “je ne vous aimerai jamais, non, jamais”.