2. le personnage déclencheur

C’est un personnage qui modifie brutalement son positionnement et se retrouve au premier plan après avoir été plutôt en retrait. Ainsi, Trivelin (Arlequin poli par l’amour) change soudain de camp et de rôle actantiel. Dans une situation ambiguë depuis le début de la pièce, serviteur de Merlin dont il défend les intérêts et, néanmoins, confident de la Fée, il reçoit d’elle des ordres : “faites venir cette bergère”, “prenez cette bague”, “vous avertirez”, vous le suivrez”, “vous me redirez”, “soyez exact, je vous prie”. Dans la scène où il espionne les deux amoureux, il est le substitut de la Fée, que son serment empêche d’être elle-même présente, et se trouve donc là pour leur nuire. Avant la scène XVIII, malgré une certaine dualité, on le met plutôt du côté des opposants. On s’achemine vers un faux dénouement. Brutalement, dans cette scène, il adopte le parti des amoureux et s’en justifie pour tâcher de rendre ce renverse­ment, ce dénouage, moins artificiel. On sent que Marivaux éprouve le besoin d’expliquer ce revirement et de le rendre cohérent ; pour ce faire, il a recours à une tirade surdimensionnée, procédé inhabituel chez lui. Trivelin y développe trois arguments : le plaisir qu’on prend à regarder les vrais amoureux, plaisir qui fait de lui un double du lecteur-spectateur ; sa réprobation devant l’attitude de la Fée  657  ; son attachement à Merlin, ce qui crée l’unité avec la première scène. Au-delà cette portée argumentative, la tirade développe aussi un récit prospectif qui donne à Arlequin et à Silvia le moyen de finir la pièce à leur avantage. Ce faisant, Trivelin annonce exactement tout ce qui va se passer, gommant par là même tout effet de surprise pour le lecteur-spectateur. La tirade de Trivelin est donc au centre de deux bouleversements : l’un transforme la position actantielle du personnage ; l’autre amène une fin possible. Absence de surprise, fin prévisible, nous sommes dans une esthétique du rassérènement, d’une attente tranquille de la fin.

Les deux autres pièces, au contraire, ont un personnage déclencheur inattendu et amènent une fin surprenante.

Dans La Colonie, c’est Hermocrate qui tient le rôle du déclencheur. Certes, Hermocrate était présent dans les scènes de groupe précédentes (XII, XIII, XIV). Sa fonction principale y était de commenter en spectateur privilégié les actions ou les mots des uns et des autres. Son autre fonction, plus surprenante, consistait à distribuer la parole : “Retirez-vous, jeune homme” (XII), “Seigneur Timagène, donnez vos ordres, et délivrez-nous de ces criailleries” (XIII), “Répondez-lui donc” (XIV).

Dans la micro-société mise en place par les hommes, il est le garant du système et il veille à ce que ceux qui sont investis du pouvoir exécutif l’exercent correctement. Il s’assied, pour ce faire, sur le pouvoir législatif. C’est donc un personnage en surplomb, qui donne des avis sans prétendre se mettre à la place de ceux qui gouvernent.

Or la scène XVI montre comment s’opère le transfert d’autorité. Face à une certaine aporie, à laquelle ont mené le refus de la force et le déni de légitimité des femmes dans le système de décision, Hermocrate se trouve investi du pouvoir de donner des ordres qui ont rapport à l’action : “courez”, “rappelez-les”, “hâtez-vous”, “ne manquez pas aussi de m’apporter…”. L’autorité est transférée d’un binôme constitué d’un noble et d’un artisan à un personnage unique dont on ne sait trop bien quel est son statut social  658 . Quelle qu’en soit la légitimité, la prise de pouvoir par Hermocrate transforme la situation : d’une logique de la déploration, on passe à une logique de l’action. Hermocrate se mue en organisateur, échafaude une ruse contre les femmes et se met, en véritable meneur de jeu, à répartir la place des corps dans l’espace : “Courez, Persinet, rappelez-les”, “Voulez-vous que nous nous retirions ? ‑Oui, mais (…) revenez”. Cela s’accompagne d’indications sur les objets (“une petite table et de quoi écrire”, “des armes”), sur les figurants (“vous pouvez aussi amener avec vous quelques hommes”). Enfin, il souffle leur texte aux futurs acteurs : “nous dire qu’on les voit descendre de leur montagne et qu’ils viennent nous attaquer, rien que cela”. Le stratagème élaboré repose sur le mensonge et sur le non-dit. En effet, si les moyens de la ruse et son contexte général sont explicités, ses buts et ses contenus ne sont pas donnés. Il y a donc rétention d’information, à la fois pour les complices d’Hermocrate et pour le lecteur-spectateur. Nous sommes donc dans une esthétique de la surprise finale.

Cette esthétique est encore plus marquée dans le cas de La Commère. Le mystère reste en effet entier jusqu’à la scène dernière. Y a-t-il un ou deux personnages déclencheurs ? Le personnage qui joue manifestement ce rôle est Javotte. Réduite jusque-là aux utilités, essentiellement comiques, elle assume soudain deux fonctions : transgression et information. Témoin des origines de La Vallée, elle est l’outil de la révélation, qu’elle fait avec cette naïveté qui authentifie le propos. Mais en même temps qu’elle est ce personnage déclencheur, on la sent manipulée, destinée à concrétiser la vengeance d’Agathe. Les tentatives d’Agathe pour informer sa mère n’ont pas abouti. Elle est donc contrainte de déléguer à Javotte la fonction de déclencheur et entérine ainsi par procuration son repositionnement d’objet en opposante. Javotte se trouve donc personnage déclencheur par procuration, mais les personnages présents comme le lecteur-spectateur ne le découvrent conjointement qu’à la fin de la pièce.

Dans les trois pièces, le personnage déclencheur ne réalise pas le dénouement mais en établit les conditions. C’est à des personnages principaux qu’il incombera de dénouer.

Notes
657.

L’information donnée est triple : la Fée est aimée de Merlin ; Merlin est l’unique maître de Trivelin ; c’est un être sans défaut. Une seule phrase de Trivelin condense beaucoup d’information, quantitativement et quali­ta­ti­ve­ment. Mais, comme toujours chez Marivaux, le lecteur-spectateur a, sur ce plan, de l’avance sur la plupart des personnages.

658.

Hermocrate est un “autre noble” dans la liste des personnages de l’édition originale. C’est ce que confirme son nom grec, qui en tant que tel l’oppose aux noms modernes des personnages du peuple. Mais il se dit lui-même bourgeois et philosophe (sc. XVII). Cf. F. Deloffre et F. Rubellin (1992), p. 912, note 2. Sur son probable mensonge concernant sa classe sociale, cf. A. E. Berger (1995), p. 63 : “Il prétend jouer le médiateur entre hommes et femmes (…) comme entre nobles et gens du peuple. D’où la neutralité apparente d’un langage qui évite à la fois les stéréotypes et les particularités sociologiques qui trahiraient son appartenance de classe”.