3. le dénouement

a. une fin annoncée : Arlequin poli par l’amour

Le récit prospectif fait par Trivelin à la scène XVIII est l’exact reflet des événements montrés sur le plateau dans les scènes suivantes.

‘“Il faut qu’Arlequin paraisse mécontent de vous, Silvia” = scènes XIX et XX ; précisément :
“et que de votre côté vous feigniez de le quitter en le raillant” // scène XX : “Adieu, adieu, je m’en vais épouser mon amant : une autre fois ne croyez pas tout ce qu’on vous dit, petit garçon” ;
“je vais chercher la Fée qui m’attend, à qui je dirai que vous vous êtes parfaitement acquittée de ce qu’elle vous avait ordonné” // scène XX : “je crois, Madame, que vous aurez lieu d’être contente” ;
“elle sera témoin de votre retraite” // scène XX : “Silvia : ‑Madame, voulez-vous que je m’en aille ? La Fée : ‑Faites-la sortir, Trivelin” ;
“Pour vous, Arlequin, quand Silvia sera sortie, vous resterez avec la Fée, et en l’assurant que vous ne songez plus à Silvia infidèle, vous jurerez de vous attacher à elle” // scène XXI : “c’est une petite laide qui ne vous vaut pas. Allez, allez, à présent je vois bien que vous êtes une bonne personne” ;
“et tâcherez par quelque tour d’adresse et comme en badinant, de lui prendre sa baguette” // scène XXI , la didascalie : “Là-dessus, en badinant, il lui met son épée au côté, et dit en lui prenant sa baguette” ;
“je vous avertis que dès qu’elle sera dans vos mains, la Fée n’aura plus aucun pouvoir sur vous deux ; et qu’en la touchant elle-même d’un coup de baguette, vous en serez absolument le maître” // Scène XX : “Arlequin, alors la touche de la baguette adroitement et lui dit : ‑Tout beau, asseyez-vous là ; et soyez sage” ; de même dans la scène finale “je suis le maître”.’

Il y a donc une exacte correspondance, terme à terme, entre le récit prospectif et le dialogue ou les didascalies des scènes ultérieures. Trivelin devient le maître du jeu, mais aussi une sorte de prophète capable de lire dans un avenir qu’il dévoile. La fin de la tirade annonce la fin de la pièce c’est-à-dire la sortie de scène des personnages, la destinée des personnages étant rendue à elle-même lorsque la pièce s’arrête.

La fin est donc intégralement prévue, comme une scène de théâtre dont le canevas et les dialogues ont été rapidement situés et qu’il ne reste plus qu’à interpréter au mieux. De fait, dans la scène XVIII, Trivelin achève le dialogue en demandant à Arlequin et à Silvia de se préparer, comme avant une entrée en scène. La scène XIX est une scène de répétition en coulisse, avant l’arrivée de la Fée, qui déclenche la représentation proprement dite. La scène XX, très courte, est une scène de comédie entre Arlequin et Silvia, une scène de ménage à laquelle la Fée et Trivelin assistent comme spectateurs. En même temps, l’enjeu est de faire sortir Silvia, ce sur quoi tout le monde semble d’accord, d’où la redondance : “sortez d’ici, friponne”, “sortez d’ici, mort de ma vie”, “Adieu, adieu, je m’en vais…”, “voulez-vous que je m’en aille ? ”, “Faites-la sortir”, “Elle sort avec Trivelin”.

Le phénomène de théâtre dans le théâtre, dont témoigne la récurrence du verbe sortir, éminemment métathéâtral, est accentué par deux procédés : la scène de ménage est encadrée de répliques de la Fée et de Trivelin, tous deux en position de spectateurs, ce qui contribue à isoler la saynète des deux jeunes gens. En outre, s’il est admis que les acteurs cassent le quatrième mur, il n’est pas prévu que les spectateurs le fassent. Or, dans cette scène XX, les “acteurs” parlent entre eux (Arlequin à Silvia, Silvia à Arlequin), les “spectateurs” parlent entre eux. Les échanges entre les deux mondes ne se font pas, sauf occasionnellement, à sens unique :

‘“Silvia, …à la Fée : ‑Madame, voulez-vous que je sorte ?
La Fée, à Trivelin : ‑Faites-la sortir, Trivelin”.’

C’est bien l’actrice qui brise le quatrième mur, dans cette adresse à la spectatrice. Mais la Fée, elle, ne parle qu’à Trivelin.

En tout cas, cette scène, mise en voix et en jeu par Trivelin et comme répétée en coulisse, va avoir de l’efficacité et connaître le plein succès par rapport au plan établi.

La scène XXI, après la “sortie” si commentée de Silvia, correspond au paroxysme du stratagème. Elle décalque les scènes de dénouement amoureux, dont on a là les carac­téris­tiques principales : un bilan renvoie le reste de la pièce au passé (cf. “Je vous avais dit…”, “J’avais assurément la vue trouble. Tenez, cela m’avait fâché…”, “…j’ai été si bête”) ; une déclaration d’amour, ou un ersatz dans la mesure où Arlequin ne prononce pas les énoncés qui engagent, mais se contente de formulations allusives (“vous êtes une bonne personne”, qui, vu la situation paraît particulièrement ironique) ou indirectes (à la question “vous m’aimerez donc ?”, Arlequin répond “Eh! qui donc ?”). Sans mentir réellement, il adopte des stratégies qui conduisent la Fée à se déclarer en toute confiance, jusqu’à proférer des énoncés performatifs qui, pour la magicienne qu’elle est, qui connaît le poids des mots, ne sauraient être sans valeur : “…je te fais mon maître, mon mari ; oui, je t’épouse”.

La parodie de dénouement est donc réalisée. L’allusion aux dénouements par mariage est poussée jusqu’au détail, et l’adjectif content, récurrent dans ces situations, ne manque pas de figurer dans la phraséologie de la Fée, pas plus que l’échange des regards et des mains dans la gestuelle des deux promis.

Mais, et c’est une incongruité remarquable, c’est la Fée qui se déclare la première et qui détourne le code (“je t’épouse” est surprenant dans la bouche d’une femme) : Arlequin n’est jamais, dans ces énoncés, qu’un objet grammatical. Le tutoiement qu’elle pratique, qui s’oppose au vous qu’utilise Arlequin, accentue le caractère inégal de cette union.

La scène, cependant, bascule grâce à une inversion comique. Arlequin s’appuie sur le triple don de la Fée (“mon cœur”, “mes richesses”, “ma puissance”) pour proposer une triade de contre-dons, qui répond à la Fée point par point :

‘“…ma personne, et puis cela encore. (C’est son chapeau) Et puis encore cela (C’est son épée)”.’

Il fait aussi, “en badinant”, un autre échange : celui des puissances, l’épée contre la baguette magique, qu’il lui subtilise sous couleur de lui mettre son épée au côté. L’équilibre n’est donc qu’apparent, puisqu’à l’échange officiel et verbal cœur / richesses / puissance contre personne / chapeau / épée s’ajoute l’échange tout à fait réel de l’épée de bois contre la baguette. On note que le langage ne rend pas explicitement compte des dons d’Arlequin, qui dit “cela” pour représenter le chapeau et l’épée. Il dit aussi “bâton” pour caractériser la baguette. Ce glissement sémantique a pour fonction de rendre équivalents les deux objets échangés : donner une épée de bois pour une baguette magique, c’est toujours bien donner un bâton pour un autre. La similitude des gestes, renforcée par le parallélisme entre la didascalie et le texte :

‘“Là-dessus, en badinant, il lui met son épée au côté, et dit en lui prenant sa baguette :
Et je m’en vais mettre ce bâton à mon côté”, ’

ainsi que l’emploi dépréciatif du terme bâton, qui participe bien de la phraséologie d’Arle­quin, semblent accréditer l’idée que cela n’est qu’un jeu. La Fée, d’abord “inquiète”, puis “de plus en plus alarmée”, ne tarde pas à s’apercevoir que le jeu était en réalité l’enjeu, et que les badineries d’Arlequin ont bel et bien trompé sa vigilance.

La fin de la scène insiste sur l’annulation du dénouement par déclaration. Le rapport de force est inversé et la Fée réduite à néant. Est-ce le dénouement de la pièce ? Le transfert de puissance de la Fée sur Arlequin a plusieurs conséquences : il annule le faux dénouement, il réduit l’obstacle mis en place par la Fée pour contrecarrer les amours d’Arlequin et de Silvia. Il s’agit donc d’un dénouage plutôt qu’un dénouement. Quel serait alors le dénouement ? Est-il à trouver du côté du parcours amoureux ? La dernière scène ne montre aucune évolution à cet égard. On n’y voit pas, d’ailleurs, de déclaration, sauf, indirectement, par le biais de vocatifs (“ma chère amie”, “mon amant”, “mon ami”). Le dénouement, si c’en est un, n’affecte donc pas le couple directement. Il est lié à l’évolution du personnage d’Arlequin qui, après avoir découvert les subtilités du langage amoureux, a connu le mensonge et fait l’expérience du pouvoir et de la force. Il sait désormais également menacer : “j’ordonne”, “je commande”, “je suis sorcier”, et a le goût de la tyrannie. Le personnage exerce sa force physique sur tous, y compris sur son allié final Trivelin, sans respect pour l’aide apportée ni la promesse d’un “plein chapeau de liards”. L’exploration de l’abus de pouvoir conduit Arlequin au bout d’un processus de transformation qui, d’adversaire de la Fée, en fait finalement le double scénique. Or l’éducation que parachève Silvia fait de lui un être moral. On peut faire l’hypothèse, alors, que le dénouement occupe la dernière réplique :

‘“Arlequin : ‑Je lui pardonne, mais je veux qu’on chante, qu’on danse, et puis après nous irons nous faire roi quelque part”.
Arlequin quitte sa posture de tyran, se fait paternel, donnant le pardon et le signal du divertissement. Il prépare aussi une suite, qui prendra place dans un ailleurs et sous un autre statut  659 .’

Le dénouement est donc déplacé à l’extrême fin de la pièce, après une scène caractérisée par un grand nombre de verbes d’action dans les didascalies (“courant”, “lui montrant”, “sautant d’aise”, “quelques esprits s’avancent”, “il prend la baguette et ensuite bat les esprits”). Les mêmes verbes sont utilisés dans le dialogue : “tenez, prenez, prenez”, “donnez-moi ce bâton afin que je les rosse”. Il s’agit d’une scène de comédie avec variété d’effets et d’intentions (joie, menace, peur…), permettant de jouer sur tout le potentiel expressif des personnages. Il y a donc, dans ces ultimes répliques, un plaisir du théâtre, du mouvement, de la gratuité, du jeu. Les références métathéâtrales y sont nombreuses : la baguette de la Fée est une “machine” qui immobilise les personnages (et qui indéniablement évoque le fameux “dénouement par machine” des théoriciens) ; Arlequin se définit comme un acteur, devenu avec Silvia un spectacle pour les autres personnages. Personnage passif au début, spectateur peu attentif des danses et chants offerts à lui par la Fée, il se mue à la fin en organisateur. Son “polissage” est terminé, il lui appartient dès lors de clore la pièce et de la ramener au silence.

Notes
659.

Suite théâtrale sans doute. Peut-être s’agit-il de La Double Inconstance ? Peut-être Arlequin poursuivra-t-il ses expériences dans le cadre du Théâtre de Foire ? P. Koch (1992) rappelle que l’on retrouve le mot roi dans la bouche d’Arlequin dans La Double Inconstance, Le Prince travesti et L’Île des esclaves (p. 232).