b. une demi-annonce : le dénouement de La Colonie

Le plan d’Hermocrate, seulement à moitié révélé, se déroule en deux temps qui correspondent aux deux dernières scènes. L’enjeu consiste à faire en sorte que les femmes abandonnent leur projet. Il s’agit, pour cela, de les amener à renoncer à l’union contre les hommes.

Dans la scène XVII, Hermocrate met en application un précepte essentiel : diviser pour régner. Grâce à un mensonge, il sème la zizanie dans le groupe des femmes, institue la discorde entre Arthénice et Madame Sorbin, le couple qui gère l’exécutif chez les femmes sur les bases d’une union sociale jusqu’ici harmonieuse. Pour ce faire, Hermocrate feint d’entériner la victoire du camp féminin : “vous l’emportez”, “vous triomphez”, “vous aurez part à tous les emplois”  660 . Cette fausse abdication des hommes désamorce le sentiment d’union qui faisait la force des femmes contre un ennemi commun, désormais abattu : cela les affaiblit donc. Un deuxième mensonge concerne le positionnement d’Hermocrate : au lieu de se présenter comme le chef unique qu’il est devenu, il cherche à apparaître comme le porte-parole d’un discours qu’il n’assume pas forcément. Il peut ainsi prendre la précaution de se distinguer des autres personnages masculins : “disent-ils”, “je m’en tiens à vous dire de la part de ces messieurs…”, “ce n’est pas moi qui parle, je vous dis ce qu’on a pensé”. Ce positionnement de protection offre l’avantage de permettre de dire ce qu’on ne pourrait dire directement. La parole collective rend possible l’indicible. La parole individuelle reste sans poids, puisque le locuteur n’est qu’un exécutant  661 .

Hermocrate utilise aussi une autre ruse langagière, qui concerne l’interlo­­cution. Au lieu de s’adresser au groupe constitué des deux têtes de l’exécutif, Hermocrate adresse la première réplique à Arthénice exclusivement  662 , comme si Madame Sorbin était absente, alors même que le contenu du discours la concerne directement. Ce trope communicationnel va au-delà des situations habituelles de cette figure énonciative, puisqu’elle s’accompagne d’une forme de négation de la présence de Madame Sorbin. La transgression aux maximes conversationnelles et aux lois de la politesse est flagrante. Puis, par inversion, il s’adresse à Madame Sorbin seule. Mais il n’y a pas le même traitement , car, en définitive, les deux discours successifs ont le même contenu sociologique ; aux considérations sur la personne d’Arthénice dans le premier discours (“raison”, “politesse”, “grâce”, “caractère”) s’ajoutent des références à la condition dans le second (“noble”, “naissance”, “condition”). L’ensemble est censé renvoyer Madame Sorbin à la disparité des naissances et au bien-fondé du régime aristocratique  663 .

Une fois que sont posés les indicateurs de l’énonciation (qui parle ? à qui ? dans quel contexte général ?), Hermocrate formule une demande qui est adressée cette fois aux deux femmes, dans un vous pluriel sans ambiguïté. Or à cette injonction collective de faire des propositions aux hommes, les deux femmes répondent en ordre dispersé et en leur nom personnel :

‘“Arthénice : ‑Je n’insisterai plus que sur un article.
Madame Sorbin : ‑Et moi de même…”.’

La stratégie de désunion a donc bien fonctionné. D’autant mieux que ces deux répliques mettent en lumière une transgression particulière. Implicitement, il semblait convenu entre les deux femmes, depuis le début de la pièce, qu’Arthénice avait le premier mot. Or ici, si Arthénice parle bien la première, c’est Madame Sorbin qui développe d’abord l’ “article” qui mérite négociation. Madame Sorbin a, de fait, interrompu Arthénice. Cette transgression est d’une nature très profonde et le contenu du message de Madame Sorbin atteste la réalité de la rupture entre les femmes : sa revendication (“<ce> que je retranche, c’est la gentilhommerie, je la casse pour ôter les petites conditions, plus de cette baliverne-là”) n’a plus rien de féministe, elle est exclusivement sociale. La lutte des classes est alors entamée sur scène entre la “camarade” Arthénice et “la Sorbin (…) cette harengère”.

La demande féministe exprimée par Arthénice, après un premier état de rivalité féminine, concerne la morale matrimoniale et le droit, pour les deux conjoints, à l’égalité face à l’infidélité. C’est Madame Sorbin, contre toute attente, qui s’en fait l’opposante acharnée, pendant qu’Hermocrate, doucereusement, jette de l’huile sur le feu  664 .

La scène finit par un dénouage : la complicité entre classes sociales sur laquelle s’appuyait la guerre des sexes s’achève dans l’injure. Tout ce qui constituait le ciment de l’assemblée des femmes, donc l’obstacle à la paix, est annulé. Mais l’aporie finale atteste l’impossibilité de dénouer réellement.

La dernière scène apporte la solution en mettant en scène l’autre facette de la ruse prévue par Hermocrate. La première phrase de Timagène rappelle les instructions données par le nouveau chef à la scène XVI :

Sc. XVI :
“revenez tous deux dans quelques moments nous dire qu’on les voit descendre en grand nombre de leurs montagnes et qu’ils viennent nous attaquer…”
Sc. XVIII :
“Madame, on vient d’apercevoir une foule innombrable de sauvages qui descendent dans la plaine pour nous attaquer…”

Timagène reprend presque au mot près les termes d’Hermocrate, insistant sur l’urgence de la (fausse) situation et la nécessité de rassembler à nouveau les forces autour de valeurs communes, celles de la civilisation contre la sauvagerie. Le parallélisme entre les hommes et les femmes est entériné par Timagène :

‘“nous avons déjà assemblé les hommes ; hâtez-vous de votre côté d’assembler les femmes”.’

L’urgence factice de la situation a pour effet le retour immédiat au statu quo antérieur :

‘“Arthénice : ‑La brutalité de cette femme-là me dégoûte de tout, et je renonce à un projet impraticable avec elle.
Madame Sorbin : ‑Sa sotte gloire me raccommode avec vous autres. Viens, mon mari, je te pardonne ; va te battre, je vais à notre ménage”.’

Ce dénouement s’appuie sur le dénouage précédent  665 pour annuler toute la pièce : pour ainsi dire, il ne s’est rien passé. Un léger mieux, cependant, est à prévoir dans la condition des femmes, dont les droits sortent légèrement grandis. Mais les hommes ont le dernier mot, Timagène la dernière réplique, où il souligne que “l’affaire” est “terminée”. Chacun retourne à sa fonction  666 .

Notes
660.

Ce vocabulaire militaire, ici presque au sens propre, est aussi, métaphoriquement et sans surprise, celui de l’amour. Cf. par exemple Le Préjugé vaincu, “Vous avez triomphé d’une fierté que je désavoue”.

661.

Le personnage est pris en flagrant délit de mensonge, puisque le lecteur-spectateur a assisté à des scènes qui présentaient une autre image de lui. Doit-on voir une autre contre-vérité dans la présentation qu’il fait de lui comme “bourgeois et philosophe”, quand la liste initiale le présente comme noble. Cela expliquerait cette discordance entre la didascalie de liste et le texte. Cf. aussi p. 413, note 658.

662.

Sur ce personnage et ses liens possibles avec la marquise de Lambert, cf. R. Marchal (1992).

663.

Arthénice elle-même confirme le propos d’Hermocrate : au lieu de répondre officiellement à ce qui lui a été dit, elle choisit l’aparté, ce qui en fait une complice de caste d’Hermocrate et a pour effet d’isoler Madame Sorbin.

664.

Cf. J. Terrasse (1986), p. 21-22 : “Deux attitudes s’y affrontent, la réformiste et la conservatrice. L’idéologie réformiste se scinde à son tour en un courant modéré, revendiquant l’égalité pour les deux sexes, et un courant radical qui réclame, en outre, l’abolition des privilèges. Illustré par la querelle entre Arthénice et Madame Sorbin (scène XVII), le conflit entre ces deux courants met à nu les contradictions progressistes et en soulignent l’impuissance”.

665.

C’est Hermocrate qui a assuré le dénouage. En revanche, il se tait dans la scène de dénouement. Timagène et Monsieur Sorbin ont agi comme il le leur avait demandé. Mais ils semblent reprendre l’autorité et la parole qu’ils avaient transférées sur Hermocrate. En outre, autant la scène de dénouage s’inscrivait dans un rapport social, autant le dénouement est résolument familial. Sur ce dénouement, cf. R. Marchal (1992), p. 48.

666.

Nous ne partageons pas l’opinion de J. Terrasse (1986), selon lequel “dans La Colonie, l’amour l’emporte sur l’idéologie féministe”.