1. le faux dénouement ou la fausse victoire du traître

Dans nos quatre pièces, un ou plusieurs personnages négatifs sont susceptibles de remporter une victoire sur une victime que son stratagème a piégée. La figure du traître prend des aspects plus ou moins rebutants selon les œuvres.

Par exemple, il est certain que le personnage de Plutus fait profiter la famille d’Aminte de ses largesses, ce qui, par la force des choses, le rend moins antipathique que les autres fourbes qui, loin de se montrer généreux avec leurs victimes, visent au contraire à les dépouiller de leur argent ou de leur vertu : ainsi le Chevalier et Madame Damis, dans L’Héritier de village, les trois complices de La Provinciale et le Lucidor de Félicie.

Quoi qu’il en soit, le faux dénouement est poussé jusqu’à l’extrême, presque mené à sa réalisation. Il n’est pas surprenant, du coup, qu’il occupe une place importante dans la pièce. Il est nécessaire de montrer son accomplissement pour en révéler plus soigneusement le danger. Ainsi Le Triomphe de Plutus et L’Héritier de village vont presque jusqu’à l’aboutissement du mariage, même s’il s’agit d’un mariage rendu comique par la situation, les caractères et surtout la caricature qui est faite du sentiment amoureux qui le sous-tend.

Afin de mettre en valeur le point extrême de la menace, les deux pièces utilisent des modalités très différentes. Dans L’Héritier de village, comme dans toutes les pièces à mariage, le dénouement est constitué par la déclaration. Celle-ci est représentée deux fois : la scène XII met en scène les “amours” de Colette avec le Chevalier et, après une scène de sas, la scène XIV montre celles de Colin et de Madame Damis. Ces deux scènes sont des parodies de la déclaration marivaudienne. Contribuent à la dimension comique de ces scènes la superposition entre les conseils de séduction délivrés précédemment par Arlequin et la mise en pratique qu’en fait Colette ainsi que le décalage entre le langage des paysans et celui des citadins très policés, et, naturellement, le souvenir que ces scènes réactivent d’autres scènes de séduction sérieuses du théâtre de Marivaux. Le dénouement strict est classiquement placé à la fin. Il est dans les trois répliques suivantes :

‘“Le Chevalier : ‑Le papa vous donne à moi ; signez, paraphez la donation, dites que je vous plais.
Colette : ‑Oh! pour ça, oui, vous me plaisez ; n’y a que faire de patarafe à ça.
Le Chevalier : ‑Vous me ravissez sans me surprendre ; mais voici Madame Damis et le beau-frère ; nos affaires sont faites, ils viennent convenir des leurs. Retirons-nous”.’

Au sens strict, le dénouement est contenu dans la réplique de Colette “Oh! pour ça, oui, vous me plaisez”, qui correspond à la déclaration libératrice. Suit le commentaire, classique lui aussi, au moins dans l’esprit : “vous me ravissez”, et le bilan : “nos affaires sont faites”. En revanche, derrière l’apparence de respect formel, apparaissent des contraventions aux règles. La première transgression est l’ordre des étapes : dans cette pièce, la dimension sociale précède le discours amoureux, l’autorisation d’épouser est donnée préalablement. La deuxième transgression concerne le locuteur. L’usage, on l’a dit, est que le personnage masculin se découvre le premier. Mais ici, le Chevalier se contente de dicter à Colette le texte qu’elle doit prononcer pour elle-même et se garde bien de se mettre en position de déclarant. Le troisième écart à la norme est l’hypertrophie de la question financière dans la relation : l’injonction à signer la donation précède même la déclaration, et le terme “affaires” qui conclut l’échange est fâcheusement entaché d’intéresse­ment. Enfin, le ton est d’un comique inadapté à une scène de révélation réciproque de tendresse. L’expression du Chevalier “votre papa vous donne à moi” ou l’incapacité de Colette à dire le mot paraphe provoquent des dérapages stylistiques incompatibles avec la gravité sentimentale de la situation.

Le dénouement est ainsi faux par nature. La tentative d’escroquerie est par trop visible et le vrai caractère du traître apparaît en transparence derrière l’air affable de l’amoureux respectueux des codes.

La deuxième déclaration, destinée à entériner le couple de Colin avec Madame Damis, a du mal à se faire parce que Colin ne maîtrise pas les codes et place la demande en mariage en préalable à l’aveu. Chaque fin de réplique est ensuite une variation comique sur le thème de la déclaration. En même temps, on retrouve les poncifs du genre, comme l’expression des sentiments et le baiser sur la main. Les efforts de Colin pour enclencher le dialogue, guetter une réponse de son interlocutrice, le contraste entre le contrôle de son langage et le résultat produit donnent à l’ensemble de la scène une tonalité comique. Le dénouement est contenu dans le constat initial :

‘“J’allons être mariés ensemble”.’

Il existe donc, sous cette forme assertive, avant toute demande.

Le dénouement s’effectue là aussi sous la forme d’une déclaration, mais celle-ci est un passage obligé, formel, inévitable. Le caractère comique et les écarts à la norme sont ici encore le gage du faux dénouement. Néanmoins, conformément à l’usage dramaturgique, ces scènes de dénouement parodiques sont suivies d’une phase d’achèvement qui correspond à l’étape de publicité de l’amour dans les pièces à mariage. Seuls les hommes, le Chevalier, Colin et Blaise, s’expriment. On a alors un condensé de la scène précédente. Seule l’absence du notaire entraîne un retardement. En revanche, le divertissement est prêt, il est même montré sur scène au lieu d’être, comme d’ordinaire, intégré au hors-scène. La fausse séquence de fin est filée jusqu’à son terme puisqu’aux faux dénouements succèdent un faux achèvement, une fausse conclusion sous la forme de l’invitation à la fête villageoise, et même un faux vaudeville, constitué par ce divertissement mis sur scène. N’était l’absence du notaire et, partant, de la cérémonie, nous aurions là tous les ingrédients de la séquence de fin standard des pièces à mariage. Tout cet ensemble est donc fortement clôturé. Seul le “il va venir” laisse augurer quelque attente d’une fin après cette fin ; par ailleurs la forte ressemblance formelle de cet espace de fin (provisoire) avec les espaces de fin des pièces à dénouement de type I accentue, comme la citation déformée d’un texte très célèbre, les discordances avec l’original : il ne peut donc s’agir complètement d’une fin.

La même situation se repère dans Le Triomphe de Plutus. La pièce, bâtie elle aussi autour d’un faux dénouement, est conduite jusqu’au mariage censé unir Plutus à Aminte. La scène de déclaration amène le faux dénouement. Comme précédemment, on y trouve des écarts sensibles à la norme, qui entraînent le comique. Contrairement à ce qui se passe d’ordinaire, la déclaration n’est pas une scène d’intimité mais se fait en public, condensant ainsi plusieurs étapes du parcours en une. Le rôle d’Armidas et de Spinette va d’ailleurs plus loin que celui de la simple observation : ils interviennent comme relais de la parole de Plutus pour vaincre les résistances d’Aminte. Les intrusions dialogales sont en effet nombreuses et viennent émailler le duo Plutus / Aminte de commentaires et d’injonctions :

Plutus

Spinette

Plutus

Aminte

Plutus

Aminte

Armidas

Plutus

Spinette

Aminte

Plutus

Aminte

Plutus

Armidas

Spinette

Plutus

Spinette

Aminte

Plutus

Armidas

Spinette

Armidas

Le système d’interruption participe du harcèlement que tous les autres personnages font subir à Aminte pour qu’elle cède. Il montre aussi le rôle plutôt en retrait de la jeune fille dans ce qui devrait être sa scène. En outre, le langage amoureux est partout contaminé par le vocabulaire de l’argent. Le mode de séduction de Plutus repose sur une accumulation de dons, et les verbes de la sphère de donner et de prendre y sont nombreux : métaphoriques, comme à l’ordinaire (“voilà la mienne”, “tenez, j’ai donné mon cœur…”), mais aussi au sens propre : “prenez-le, ma charmante”, “placez ce petit bracelet…”, “je vous en conjure avec ces cent mille écus que j’ai portés avec moi pour échantillon de ma cassette. Tenez, prenez-les, vous les examinerez vous-même”, “je lui paierai son voyage”. Les dons, en s’accumulant, se substituent progressivement aux mots du discours amoureux. Aminte se laisse corrompre, même si son discours garde trace de son peu d’enthousiasme et ne se laisse pas aller jusqu’à l’abandon de l’aveu :

‘“Mais je vous trouve bien”.’

La déclaration codifiée se trouve donc modifiée par l’intrusion de l’argent. Quelques signaux normaux figurent néanmoins à leur place :

  • La déclaration : “je vous aime” ;
  • la demande de la réciproque : “m’aimeriez-vous aussi ?” ;
  • la demande en mariage : “Vous serez si heureuse, vous aurez tant de bon temps, que vous n’en saurez que faire” ;
  • l’agenouillement : “Mettons-nous à genoux devant elle”.

Malgré les discordances et les incongruités, les principales étapes de la scène de déclaration sont donc respectées. Le (faux) dénouement est sans doute dans l’étrange formula­tion d’Aminte :

‘“Il est plusieurs sortes de mérites, et vous avez le vôtre, Monsieur”.’

Cette formule, à valeur d’acceptation, est suivie du retour d’Apollon, qui donne lieu à une joute entre les deux dieux pour savoir qui donnera le meilleur divertissement.

La scène XIII sert d’achèvement au faux dénouement. Arlequin entre et précède le groupe des musiciens. Plutus s’adresse à Aminte comme à sa promise officielle. La scène montre l’élimination progressive d’Apollon dans le polylogue qui rassemble en outre Plutus, Arlequin, Armidas et Spinette. Plutus est le pivot du système d’échanges verbaux et donne au langage son propre domaine de référence, au point que, même si le terme appartient au vocabulaire de la musique, son référent réel est toujours l’argent. La scène s’achève par une micro-séquence de conclusion. Les personnages sortent progressivement de scène  669 . Plutus, personnage principal, peut donner le mot de la fin sous forme d’aphorismes  670 et de formules conclusives  671 .

La scène XIII est donc une fausse scène d’achèvement et s’intègre dans une macro-séquence de fin qui contient tous les ingrédients attendus : demande en mariage, scène de regrou­pe­ment, divertissement inclus ou annoncé, aphorismes, sortie de scène des person­nages. La forme est respectée, malgré de nombreux écarts. En outre, cette séquence de fin est conforme au programme annoncé par le titre. La fausse fin a tout d’une vraie.

Dans Le Triomphe de Plutus et dans L’Héritier de village, une forme canonique est apparem­ment respectée, celle de la séquence de fin des pièces qui se terminent par un mariage, quand bien même écarts et distorsions comiques dues à la parodie invitent à un peu de circons­pec­tion. La Provinciale et Félicie, elles, sont bâties sur un autre modèle, beaucoup plus nettement transgressif. La victoire du fourbe se dessine hors des sentiers battus et prend des formes inno­vantes de fausses fins.

Ainsi Félicie met en scène une déclaration qui tourne mal. Au début de la scène IX, les normes semblent respectées. Il ne faut pas moins de quatorze répliques à Félicie pour répondre un “je vous aime” aux multiples déclarations et sollicitations de Lucidor. Nous sommes dans les usages. Mais la deuxième phase du processus est entièrement décalée. Le mariage auquel Lucidor convie Félicie est le mariage “naturel”, dépourvu de toute publicité sociale et familiale, et même de cérémonie officielle… Du coup, les termes “mariage” et “époux” n’ont pas les référents habituels  672 . La dimension sexuelle est à peine voilée :

‘“Lucidor : ‑Quand nous serons époux, il faudra bien qu’ils y consentent”.’

L’agenouillement courtois, qui vient ordinairement après l’acceptation de la jeune fille, est ici, associé à la supplique de Lucidor, un instrument de persuasion. L’accumulation d’interrogatives, le vocabulaire tragique (“je mourrai donc, puisque vous me condamnez à mourir”, “Ah! je suis perdu”), le rythme des stichomythies participent du système d’un séducteur professionnel, hâbleur et prêt à tout. Deux scènes d’interruption de ce processus de dévoiement (scènes X et XI), montrent la perfidie de Lucidor. La Modestie est une sorte de baromètre du rapport de Félicie à la vertu. Plus la jeune fille succombe à la tentation, plus la jeune fée s’éloigne d’elle. Elle est donc un double scénique de Félicie, mais un double qui aurait à voir avec un bilan interne. En l’absence d’un personnage confident, en l’absence d’un monologue éclairant, ce sont les mouvements de la Modestie qui rendent compte de l’état d’esprit de Félicie et de son évolution. Or, l’éloignement de sa compagne, sensible dans la didascalie (“elles se retirent”, scène XI), atteste le désir de débauche de Félicie et rend toute proche la victoire de Lucidor. Le court échange avec Diane (scène XI) est d’un autre ordre : la déesse tente de dévoiler à l’ingénue la vraie nature de Lucidor :

‘“Diane : ‑L’infortunée n’a pas moins résolu de se perdre. (…) Fille infortunée, croyez en nos conseils et nos alarmes”.’

Ces deux scènes donnent un éclairage sur les mensonges de Lucidor.

La scène XII confirme les inquiétudes des deux déesses. Le mariage de Lucidor se révèle sous son vrai jour, celui de l’enlèvement. La prise de la main, comme l’agenouillement de la scène IX, est un nouveau détournement de la gestuelle normale de la déclaration, et devient le signe d’un “passage en force”. La sortie de scène laisse entrevoir le risque du viol. Il n’est pas surprenant, du coup, que cette sortie soit l’enjeu de la scène : “venez, vous dis-je”, “partons”, “vous m’entraînez”, “Il l’entraîne un peu”.

C’est sur cette image du rapt que s’achève la scène ; on suppute un dénouement par sortie de scène, et un drame hors scène.

La Provinciale menace de s’achever sur la réussite de l’escroquerie des trois complices qui entendent profiter de la naïveté de Madame La Thibaudière. La macro-séquence de fin sépare trois moments forts : une parodie de déclaration, une menace de dénouement par victoire des traîtres, l’échec du complot.

Les deux premiers moments achèvent de tirer les fils tissés à l’intérieur de la pièce et dont Madame La Thibaudière et sa suivante Cathos n’ont pas conscience. Les “amours” entre le Chevalier et la jeune femme ignorante des usages parisiens, qui la fascinent, servent de fil rouge à la pièce qui est rythmée par leurs rencontres et les progrès du processus fallacieux de séduction : scène II, première entrevue ménagée par Madame Lépine avec remise d’un billet ; scène XIII : faux dépit amoureux, engageant de la part de Madame La Thibaudière la promesse d’une réponse au billet ; scène XXI : fausse scène de déclaration ; scène XXII : fausse scène de jalousie.

La scène XXI est un aboutissement dans ce processus. Parallèlement, la problématique de l’argent, présente dès la première scène, reste masquée aux deux victimes jusqu’aux dernières scènes. Elle est évoquée à la scène XVI devant Cathos ; reparaît dans la scène XVII, quand Madame Lépine en parle à Madame La Thibaudière directement, mais au second degré. Elle trouve son aboutissement dans la scène XXII, où la jeune provinciale est mise en demeure, par ce qu’on lui dit être le fin du fin des usages, d’avancer l’argent d’un régiment à son Chevalier avant qu’une autre rivale ne le fasse.

C’est donc dans cette scène XXII, paroxystique, que se croisent la thématique amoureuse et la thématique financière. Juste avant, dans la scène XXI, la déclaration, tout aussi parodique que dans les trois autres pièces, reproduit les ingrédients ordinaires : demande de mots d’amour  673 , réaction enthousiaste  674 , baiser sur la main  675 . En même temps, il y a des intrus transgressifs dans cette scène standard. Tout d’abord, ce qui devait être un dilogue se révèle polylogue. Le personnage qui centralise et organise les discours est Madame Lépine. Elle se substitue aux interlocuteurs naturels et se place au centre :

Autre écart : loin de s’accommoder de la discrétion normale, le sentiment amoureux s’étale ici avec jactance, car, passée par l’école de Madame Lépine, Madame La Thibaudière croit que telle est l’habitude parisienne :

‘“Le Chevalier : ‑ (…) Quel feu d’expressions! Je veux les apprendre à tout l’univers, afin que tout l’univers me porte envie” (scène XXI).’

En outre, la déclaration est teintée d’une certaine dose de comique : Madame La Thibaudière a reçu de Madame Lépine une leçon sur la manière de recevoir les galanteries parisiennes, et, s’appliquant à les mettre en pratique  676 sans y adhérer vraiment, place sa main comme on le lui a appris.

Enfin, signalant l’imposture d’une telle déclaration et l’impossibilité de conclure cette séquence normalement, par une démonstration publique qui en signe la légitimité, la scène s’achève sur l’affirmation d’un érotisme centré sur le plaisir masculin :

‘“Le Chevalier : ‑Donnez! que mille baisers lui marquent mes transports!”.’

Ce parcours fantôme suit son déroulement jusqu’au bout. Du point de vue de Madame La Thibaudière, la pièce est achevée, puisque toute l’action qui la concernait lui paraissait centrée sur cette aventure amoureuse.

La dimension sociale, achèvement régulier des dénouements par déclaration, va paradoxa­le­ment regrouper dans un même espace les personnages de l’action et deux nouveaux personnages. La scène XXII introduit un coup de théâtre préparé et annoncé dans la scène XX  677 . La première partie de la scène place le débat sur le plan de la concurrence amoureuse. L’arrivée d’une prétendue rivale (en réalité complice du trio d’escrocs) permet à Madame La Thibaudière d’appliquer là encore les recettes que lui a données en ce domaine son mentor féminin dans la scène VII :

‘“Madame La Thibaudière : ‑Mais si on voulait m’enlever le Chevalier, et qu’il chancelât, je ne serais donc pas jalouse ?
Madame Lépine : ‑Comme un démon! jalouse avec éclat ; jusqu’à faire des scènes”.’

Le moment est donc venu de “faire des scènes”, puisqu’une rivale se présente. La longue tirade de l’inconnue fait basculer la pièce de la thématique de l’amour vers celle de l’argent. La naïve Madame La Thibaudière, dans une surenchère piégée, est d’avis que pour prouver qu’on est la plus ardente amoureuse des deux, il faut prêter séance tenante dix mille écus au Chevalier  678 . La compétition s’est donc déplacée sur le terrain de l’argent, et le piège longuement préparé se referme autour de la provinciale. Une note comique est donnée par les réticences de la jeune femme, qui n’a pas réussi à complètement étouffer sa pingrerie native et se livre donc à un amusant marchandage  679  :

‘“Vous avez besoin de dix mille écus, m’a-t-on dit, et non pas de douze, comme elle le prétend” ;
“Si on avait le temps de marchander et qu’on ne fût pas prise comme cela au pied levé”.’

Dans cette perversion des usages et des bons offices, un autre trait comique est donné par l’attitude du Chevalier, qui passe du refus outré (“Je n’en veux point, ma somme est trouvée”) à l’acceptation prétendument motivée par l’amour (“je l’aime, et c’est son argent que j’accepte”). Comme dans la scène de déclaration, on retrouve l’impératif “donnez”, coloré différemment :

‘“Donnez, Marquise, donnez tout à l’heure, afin que la préférence soit éclatante”.’

Madame La Thibaudière se trouve donc condamnée à donner sans rien recevoir. Le dénouement est en suspens, lié à un geste : il ne manque plus que le don des billets pour que le complot ait réussi. Or ce geste dénouant est différé, comme en témoignent les didascalies (“En ouvrant le portefeuille”, “pendant que Madame La Thibaudière cherche”) et le texte (“Attendez que je les tire”). Toute la pièce est suspendue à cette attente. La grande agitation physique qui précédait  680 fait place à une immobilisation, une cristallisation des regards sur le portefeuille de Madame La Thibaudière, sur ses mains qui cherchent. Le dénouement est imminent.

Dans ces quatre pièces, il y a donc parodie de déclaration, variation autour du modèle théorique de construction des pièces à mariage. Le dénouement malheureux serait possible s’il n’y avait un retardement : absence du notaire, geste suspendu, action interrompue. L’appel de Félicie, la recherche du billet dans le portefeuille, créent subitement comme un effet cinématographique de ralenti au moment précis du paroxysme. On constate d’ailleurs, dans ces séquences, la récurrence du verbe attendre ou de ses synonymes. Mais Félicie demande un délai d’un quart d’heure, puis supplie de rappeler Diane et la Modestie ; Blaise, l’héritier de village, annonce le retard du notaire et le laisse présager : “il va venir”. On voit que le faux dénouement doit aller assez loin pour être crédible (à cet égard, celui de La Provinciale est sans doute le plus proche de son terme), sans toutefois aller trop loin pour ne pas risquer de faire basculer la pièce dans un autre registre.

Notes
669.

Cf. “je déloge” ; “allons-nous en” ; “allons“ ; “suis-moi” ; “et allons, séparez-vous bons amis”.

670.

“Il n’y a rien de si beau que les bienséances”.

671.

“Séparez-vous bons amis et ne vous revoyez jamais” ; “va composer un opéra ; cela te vaudra toujours quelque chose”. Grâce à ses formules, Plutus se rapproche fortement du Trivelin de L’Île des esclaves, c’est‑à‑dire du personnage qui attribue à chacun sa fonction, son rôle, et tire implicitement ou explicitement une morale des événements passés.

672.

On peut songer au code déviant qu’utilise Sganarelle pour évoquer les pratiques erratiques de son maître : “Tu me dis qu’il a épousé ta maîtresse : crois qu’il aurait plus fait pour sa passion, et qu’avec elle il aurait encore épousé toi, son chien et son chat. Un mariage ne lui coûte rien à contracter ; il ne sert point d’autres pièges pour attraper les belles, et c’est un épouseur à toutes mains” (Dom Juan, I, 1).

673.

“Y verrai-je [= dans le billet] que vous m’aimez ? que vous n’aimez que moi ?”.

674.

“Vous me transportez, Marquise! vous me transportez!”

675.

“Que cette main m’est chère!”

676.

C’est là le même procédé que dans L’Héritier de village.

677.

Cf. la réplique du Chevalier : “et j’arrive avec la personne que tu sais, que j’ai laissée dans un fiacre là-bas, et qui doit entrer quelques instants après moi”.

678.

Soit tout de même 10% de la somme qu’elle a elle-même reçue d’un remboursement narré par les fourbes à la scène I.

679.

Signalons que chaque fois que Marivaux présente un personnage qui négocie de l’argent, il le colore péjorativement : ainsi dans Le Legs et dans La Fausse Suivante.

680.

Cf. “Partons”, “qu’on détale”, “qu’on marche devant moi tout à l’heure”, “congédiez cette femme-là”, “qu’elle s’en aille”, “partons”, “retirez-vous”.