III. Pièces au parcours principal incomplet (La Dispute, La Réunion des amours, L’Île des esclaves)

La Dispute, La Réunion des amours et L’Île des esclaves  694 se dénouent grâce à l’irruption de personnages dotés d’une autorité incontestable, d’un pouvoir sur les autres personnages qui vont de pair avec une forme d’efficience dramaturgique. Sans ces personnages, un dénouement serait-il posssible ?

Dans La Réunion des amours, la règle du jeu est clairement annoncée très tôt. La décision que doit prendre Minerve, le choix qu’elle effectuera entre Cupidon et l’Amour est l’enjeu d’une pièce qui n’est pas construite classiquement mais hésite entre le débat et la succession de courts tableaux. Le lecteur-spectateur sait donc d’emblée que l’issue sera apportée par la déesse. Le seul risque est celui du double échec. Or, après l’épreuve imposée de la déclaration à la Vertu, l’Amour reste trop convenu et trop respectueux. Cupidon, au contraire, est trop entreprenant, et son succès, qui a presque fait succomber la Vertu, laisse présager une décision défavorable de Minerve. La pièce est donc menacée d’un échec que le départ prématuré de l’Amour semble annoncer et qui est prophétisé par l’évaluation de Mercure :

‘“oh! on ne vous choisira pas pour la cérémonie présente (…) Je suis sûr que c’est Minerve qui va venir vous donner votre congé”.’

La pièce est suspendue à la décision de la déesse, personnage-juge, seul habilité à dénouer et à achever l’ensemble en annonçant son verdict, que chacun, sur scène, attend.

La situation de La Dispute est différente. Du fait de sa structure par cadre, la pièce pose la question de la potentialité de dénouement inhérente à la pièce interne. Or cette dernière est en quelque sorte structurellement indénouable. Les couples des jeunes sauvages se forment, se transforment, se défont selon des variations qui relèvent de l’aléa. Comme ces amours ont lieu en dehors de tout cadrage social, aucun mariage ne peut venir achever ce cycle d’inconstances. Le dénouement est donc impossible. De fait, la scène de regroupement final qui devrait achever la pièce témoigne d’une incapacité à faire autre chose que de nouvelles variations sentimentales. Les personnages présents en sont à demander encore un échange (“venez, que je vous parle”, “passez ici”). Rien, dans ce cycle, ne permet d’espérer un achèvement.

La situation est plus complexe dans L’Île des esclaves. Certes, du fait de sa posture d’autorité, Trivelin est le seul qui paraît en mesure de dénouer la pièce. De fait, on aurait pu penser que ce dénouement viendrait assez vite puisque les deux personnages de maîtres ont fait ce qui leur était demandé sur le chemin de la contrition. Ensuite, curieusement, la pièce est conduite sur une autre piste, structurée par les projets des valets, qui est une sorte de caricature des pièces d’amour de Marivaux. Cette piste conduit à une double aporie, celle de l’amour puisque les deux séductions mises en scène par Arlequin et Cléanthis aboutissent à un échec, et celle de la comédie, puisque la pièce frôle la tragédie. Dans la scène VIII, en effet, la situation se trouve tout à coup au bord d’un gouffre. Au lieu d’employer un discours de rejet méprisant que sa position de fait l’empêche d’utiliser, Euphrosine se réfugie derrière un discours pathétique qu’elle n’a pu employer avec Cléanthis dans la scène précédente mais qu’elle emploie avec Arlequin car l’écoute est différente. On peut noter l’éloquence d’Euphro­sine qui utilise un vocabulaire tragique comme “infortunée”, “persécuter”, “mes disgrâces”, “mon esclavage”, “douleur”, “désespoir”, “compassion”. Elle emploie aussi le rythme ternaire, les questions rhétoriques et se présente avant tout comme une victime sans défense. Il y a là une image douloureuse de femme qui contraste à la fois avec le mépris dont elle faisait état avec sa servante et avec l’image de la femme conquérante et manipulatrice qui avait été présentée par Cléanthis précédemment. La mutation de la coquette en personnage tragique montre la métamorphose du personnage et en même temps met en valeur la situation violente de pouvoir tyrannique que la transformation sociale d’Arlequin et de Cléanthis a engendrée. C’est peut-être cette double transformation qui amène au silence final d’Arlequin  695 .

La scène avec le maître est un pendant de la scène entre les deux femmes puisqu’il s’agit de convaincre l’ancien maître d’aimer Cléanthis. La scène, cependant, est radicalement différente dans la mesure où Arlequin ne développe pas l’argumentation passionnée que Cléanthis faisait à Euphrosine. La phrase concernant l’injonction amoureuse est très réduite et introduite par un verbe au passé comme si le projet n’existait déjà plus :

‘“Je n’ai rien à te dire, mon ami, sinon que je voulais te faire commandement d’aimer la nouvelle Euphrosine”.’

Le début de la phrase nie même la nécessité de faire cette commission. Cette question, qui ne semble plus intéresser Arlequin depuis la scène précédente est remplacée par un autre enjeu, à savoir la réconciliation sociale. Le vocabulaire amoureux dont nous avons montré l’échec ou du moins le caractère inapproprié ou inefficace est remplacé ici par le vocabulaire de l’amitié sous la forme d’une déclaration d’amour partagé. Le vocabulaire est de ce point de vue éloquent : “un sentiment d’amitié”, “je croyais que tu m’aimais”, “cela m’attachait à toi”, “qui est-ce qui te dit que je ne t’aime plus ?”, “Tu m’aimes”, “cela empêche-t-il que je t’aime ?”, “tu n’es qu’un ingrat”, “attachement”… La déclaration d’amour partagé permet aussi l’autocritique à la fois du maître et d’Arlequin, qui se trouvent tous deux dans une situation d’égalité, ce qui rend la comparaison possible : “tu me montres bien mon devoir ici pour toi ; mais tu n’as jamais su le tien pour moi” ; “tu veux que je partage ton affliction et jamais tu n’as partagé la mienne” ; “je dois avoir le cœur meilleur que toi”. Les systèmes de construction de phrase qui jouent sur les symétries et les parallélismes renforcent cette impression ; une fois que la situation sociale est effacée dans sa particularité, on peut enfin montrer ce que sont les hommes et les comparer de façon équitable. C’est donc sur une note de réconciliation générale et de progrès personnel que s’achève cette scène  696 . On s’aperçoit que l’élément moteur en est Arlequin. C’est lui qui pèse le pour et le contre mais c’est lui aussi qui est capable de l’auto-critique la plus forte, de la décision de reprendre son vêtement, de rendre le sien à Iphicrate et donc d’annuler le décret de Trivelin.

Dans la même situation qu’Arlequin, Cléanthis continue à avoir un discours de tyrannie et de vengeance. Elle a donc toujours dans son évolution un temps de retard sur les autres personnages. C’est de fait ce que va montrer le début de la scène X. La longue tirade de Cléanthis est celle d’un personnage qui polémique en opposant les avantages liés à la condition et les mérites personnels ; la comparaison que Cléanthis fait entre les maîtres dans la situation passée et les valets dans la situation présente rappelle celle qu’Arlequin a faite précédemment mais elle a une portée beaucoup plus générale  697 . Il ne s’agit plus de comparer un individu et un autre mais un groupe à un autre groupe. C’est donc un discours avec une portée beaucoup plus politique que ne l’était celui d’Arlequin et l’on peut se demander si la tirade de Cléanthis ne s’adresse pas à des interlocuteurs beaucoup plus nombreux que les trois personnages qui sont sur scène. En témoignerait l’expression “Messieurs les honnêtes gens du monde”, qui, adressée à Iphicrate et Euphrosine, est curieuse. Quoi qu’il en soit, Arlequin, personnage-pivot donne le signal d’un repentir collectif qui passe par des auto-critiques cette fois-ci formulées publiquement et des demandes de pardon qui peuvent être considérées comme la dernière étape du parcours individuel de chaque personnage  698 . On se rend compte alors que l’aveu d’Euphrosine et d’Iphicrate, après les scènes de portrait ne suffisait pas. Il était important que les deux nobles expriment le repentir de leurs fautes passées. Il est également essentiel que les valets aient fait sur scène l’expérimentation théâtrale de la tyrannie, pour servir de miroir déformant aux maîtres. La violence révèle aussi aux valets la part qui peut être attribuée au statut social dans la cruauté des maîtres. Enfin, elle leur donne l’occasion d’effectuer eux aussi leur repentir. Ce dernier aspect explique la récurrence forte du champ lexical de la faute et de la réconciliation : “il semble que vous lui demandiez pardon”, “c’est pour me châtier”, “je me repens de mes sottises, lui des siennes ; repentez-vous des vôtres, Madame Euphrosine se repentira aussi”, “quatre beaux repentirs”, “il s’agit de vous pardonner”, “des pauvres gens que vous avez toujours offensés”, “ils sont contrits d’avoir été méchants”, “quand on se repent, on est bon”, “elle vous pardonne”.

La réconciliation générale place tous les personnages au même degré d’évolution. Comme dans les pièces d’amour de Marivaux, il faut que tous puissent en être au même point et que les choses aient été dites. La déclaration d’amour a lieu de la même façon mais c’est une déclaration d’amour social. L’agenouillement se retrouve mais évidemment avec une autre signification. Quant à l’annonce du mariage, elle est ici remplacée par la suppression du lien de l’esclavage tant par Iphicrate que par Euphrosine  699 . Il est intéressant de constater que les personnages annulent le passé comme le présent. Arlequin prend lui-même les décisions, indique à chacun ce qu’il doit faire ou dire. Il est de ce fait à la fois acteur pour son propre compte, metteur en scène et spectateur de ce qui se passe et, surtout, il procède au dénouage.

Notes
694.

Ces trois pièces, chacune dans son genre, relèvent d’un déplacement dans le temps et/ou dans l’espace. Cf. J.-P. Sermain (1996).

695.

“Jai perdu la parole” rappelle la situation des amoureux pétrifiés, comme ceux du Préjugé vaincu. C’est la deuxième fois qu’une scène de séduction n’aboutit pas. La sexualité n’est pas à l’ordre du jour, prématurée qu’elle est par rapport au problème de classe qui reste l’enjeu principal de la pièce.

696.

J. K. Sanaker (1987) souligne à juste titre qu’il s’agit là de personnages “surpris par la raison” (p. 7).

697.

Cette tirade a une longueur inversement proportionnelle à son efficacité puisqu’elle reste sans effet. Le discours d’Arlequin est immédiatement converti en acte, alors que celui de Cléanthis n’aboutit à rien.

698.

Sur la perspective morale de cette transformation, cf. O. Haac (1990) et J.-M. Racault (1980).

699.

“Oublie que tu fus mon esclave”, scène IX et “Ne parle plus de ton esclavage”. Le vrai esclavage et le faux sont supprimés puisque parallèlement Arlequin procède à l’échange des habits et que Cléanthis affirme : “je vous rends la liberté”.