c. La Dispute

Pièce sans dénouage, La Dispute ne peut trouver de dénouement qu’en présence des personnages de la pièce-cadre. Or la pièce est menacée par une double rupture : l’entrée d’Hermiane s’accompagne d’un refus (“Non, laissez-moi, Prince”) et tous les personnages menacent de s’enfuir. Pièce-cadre et pièce interne sont donc apparemment destinées à s’achever brutalement. C’est l’apparition de personnages nouveaux pour tous, sauf pour le Prince, pour Carise et pour Mesrou, qui sauve la fin. Dina et Meslis, deux jeunes sauvages dont on n’a pas entendu parler jusque-là, ont, eux aussi, comme les deux autres couples d’enfants sauvages élevés dans le cadre de cette expérimentation de l’état de nature, fait l’épreuve de l’altérité, de la différence des sexes et de la surprise de l’amour. Mais tout s’est fait hors scène. On doit donc supposer, par analogie avec le début de la pièce interne, que leur rencontre provoquée a suscité l’émoi amoureux chez eux aussi, comme chez Églé et Azor ou Adine et Mesrin ; de fait, leurs réactions et leur lexique sont vraiment superposables à ceux des deux autres couples au début de l’expérience.

Mais le nouveau couple, lui, invité à l’inconstance par Églé, se révèle fidèle et inébranlable  703 .

Un couple constant, deux inconstants, tel est le bilan humain de cette expérience contrastée  704 . Le spectacle de la pièce interne se poursuit donc dans la pièce-cadre, dans la dernière scène qui dévoile la situation de dispute aux yeux de tous.

Le dénouement, apporté par le Prince, doit clore la pièce interne, clore aussi l’épisode ajouté de Dina et Meslis, le troisième couple sorti de nulle part, donner enfin réponse à la dispute intiale sur l’origine de l’inconstance. Ces trois niveaux sont tour à tour réglés, mais dans l’ordre inverse. D’abord est traité le cas du dernier couple montré. Le dénouement est apporté conjointement par le Prince et par Hermiane, qui décident favorablement pour le bonheur de Dina et Meslis. La formule “On ne vous séparera pas” est un clin d’œil aux dénouements des pièces à mariage ; le futur de certitude y équivaut à un verdict.

La conclusion de la pièce interne est plus elliptique, menaçante et mystérieuse. :

‘“Le Prince : ‑Allez, Carise, qu’on les mette à part [=Dina et Meslis] et qu’on place les autres selon mes ordres”.’

Le jugement du Prince, présenté comme prédéterminé, détone. Le Prince avait-il donc déjà deviné ce qui allait se passer dans le cœur des “autres” sauvages ? Est-il moins spectateur que metteur en scène de toute cette comédie de l’inconstance ? Et surtout, quels ordres a-t-il donnés concernant Églé, Adine, Mesrin et Azor ? Que vont-ils devenir ? Le dénouement, car c’en est un, ne nous est pas connu en l’occurrence : fait rare, le lecteur-spectateur est dans un niveau d’information moindre que plusieurs personnages, qui se parlent à mots couverts et par sous-entendus qui ne seront jamais explicités. Entièrement arbitraire, ce dénouement naît non pas de l’organisation des variations de la pièce interne (qui sont cycliques, dans un éternel recom­men­ce­ment et, par là même, indénouables), mais d’une volonté extérieure à la fable. C’est un dénouement par interruption.

Quant au dénouement de la “dispute”, qui constitue l’enjeu de la pièce-cadre, il est donné en dernier, sous la forme d’un aphorisme qui, par l’équilibre de son rythme et de sa structure chiasmatiques, est un refus de choix, comparable à la “décision” finale de La Réunion des amours :

Cette conclusion pourrait constituer une fin possible en compromis, qui correspondrait assez bien à la pluralité des situations présentées. Or Hermiane refuse le compromis et le discours lénifiant du Prince est modifié formellement : “les deux sexes” est repris partiellement par la jeune femme sous la forme “votre sexe”. Le constat bienveillant est balayé sous une avalanche de reproches qui ouvre une guerre des sexes. La rupture est consommée, rupture du consensus mou proposé par le Prince, fin impossible de comédie, et rupture par rapport à l’espace  705 . Le refus de rire place donc la fin dans un déséquilibre qui interroge le statut générique de la pièce. Hormis la destinée heureuse des bons sauvages Dina et Meslis, la pièce est une comédie bien étrange, dans laquelle le bonheur est bien mal partagé.

Les trois pièces examinées dans cette section sont donc très problématiques. Seule L’Île des esclaves a un dénouage et un dénouement. Les deux autres pièces n’ont que le dénouement ; encore répond-il de façon bien détournée et transgressive à l’enjeu initialement posé, dont il y a lieu de se demander, du coup, s’il constitue bien un nouement. À chaque fois, le dénouement apparaît comme décalé par rapport à l’attente. Jouant sur une esthétique de la surprise, Marivaux offre à l’intérieur de situations limite, de mondes extraordinaires, des variations sur ce qui fait d’ordinaire son théâtre, en le détournant et en le parodiant, pour le réintroduire dans un monde désocialisé dans lequel la violence est presque dicible. Le dénouement y est donc problématique.

Notes
703.

Pour M. Deguy (1986), il s’agit du “bon couple, culturel et stable, qui vient garrotter la mobilité excessive des échanges” (p. 73). Voir aussi p. 121. M. Gilot (1996 a), quant à lui, souligne que les nouveaux personnages “réintroduisent dans la pièce plus qu’un soupçon d’ambiguïté” (p. 33). W. Moser (1991) fait, lui, de l’apparition de ce couple un élément de structure : “elle semble réfractaire à toute lecture cohérente. À l’encontre des interprétations qui y voient la conclusion heureuse du deuxième niveau dramatique, nous y reconnaissons un problème structural ainsi qu’une énigme herméneutique” (p. 77).

704.

Ce déséquilibre rappelle analogiquement le verdict de La Réunion des amours : deux juges étaient pour la condamnation de Cupidon, un juge était contre. Cf. W. Trapnell (1996), p. 43 : “deux jeunes filles et deux garçons commettent des infidélités tandis qu’un couple reste fidèle. Ainsi l’expérience paraît inconclusive. Mais, en se référant à d’autres textes de Marivaux, on comprend qu’il attribue l’infidélité à la nature même des relations entre l’homme et la femme, qui seraient naturellement innocents”.

705.

“Partons” est le dernier mot de la pièce. Il était aussi le dernier mot de la première partie de la pièce-cadre, ce qui est une manière de boucle. Mais, alors que le premier “Partons” était justifié dramaturgiquement par le fait de devoir s’éclipser pour laisser se dérouler la pièce interne, l’impératif final a quelque chose d’assez définitif. Il fonctionne comme un dénouement.