c. l’attestation du dénouement

Une fois le dénouement fait, Marivaux met en place une ou deux répliques qui le signalent rétrospectivement. Il y a comme une signalisation textuelle qui utilise plusieurs moyens.

(i). le relâchement

Le dénouement est le moment exact où la tension culmine et s’annule en même temps. Il est donc suivi d’une phase de relâchement, qui est d’abord celui des corps. La manifestation physique principalement indiquée par le texte est la reprise de souffle, marquée par l’interjection et/ou la récurrence du verbe respirer : “Ah ! Je respire” est ainsi l’expression symptomatique de ce soulagement (cf. le Marquis dans Le Legs et Éraste dans Les Acteurs de bonne foi).

Il est amusant de constater que Marivaux utilise parfois ce code pour le détourner. Ainsi dans Les Sincères, où ce relâchement se manifeste non pas dans le dénouement principal mais dans le dénouement-palier et son contre-dénouement. Au moment où Ergaste lui parle de mariage, la Marquise répond :

‘“Attendez ; laissez-moi respirer : en vérité, vous allez si vite que je me suis crue mariée”.’

Et c’est, paradoxalement, lorsqu’elle rompt ce mariage, qu’elle s’exprime :

‘“Ah ! je respire”.’

Le soulagement, exprimé par autocitation (le personnage de Marivaux cite du Marivaux, pour ainsi dire), provient ici non d’un dénouement mais de son annulation, ce qui rend la situation d’autant plus cocasse pour le lecteur-spectateur susceptible de saisir la référence intertextuelle.

Une autre marque, didascalique cette fois, caractérise le relâchement des corps après la tension : c’est l’agenouillement. Il s’agit principalement d’un élément codifié de la gestuelle courtoise, qui accompagne canoniquement la déclaration et les vœux d’allégeance de l’amoureux  733 . Cependant, lorsqu’il a lieu après le dénouement, on a plutôt l’impression qu’il participe de la phase de soulagement qui fait suite au combat qui vient de s’achever. Cela explique peut-être l’incohérence apparente du Préjugé vaincu. Dorante se jette à genoux pour déclarer sa flamme, après quoi Angélique lui ordonne de se relever. Mais dans le début de la scène suivante (sc. XVI), le Marquis, entrant, s’exclame :

‘“Que signifie ce que je vois ? Dorante à vos genoux, ma fille ?”.’

De deux choses l’une : ou bien Dorante n’a pas obéi à l’injonction d’Angélique, ou bien il s’est relevé puis, épuisé par cette bataille qui l’a mené à la déclaration, s’est laissé retomber : l’excès de bonheur lui a coupé la parole… et les jambes !

D’autres agenouillements réactionnels ponctuent le corpus. On voit un Lucidor “se mettant tout à fait à genoux” (L’Épreuve), un Éraste “à genoux” (Le Dénouement imprévu). Un des plus jolis agenouillements, est celui, inversé, de La Femme fidèle. Le Marquis, ôtant sa fausse barbe et révélant son identité, se jette à terre en prononçant des mots de tendresse. La Marquise, effarée face à son époux revenu d’entre les morts, commence par se reculer (didascalie) puis “se jet<te> dans ses bras”. Or elle ne l’a pas encore relevé (c’est l’objet de la didascalie suivante “Elle le relève”). Il y a donc lieu de croire que le premier embrassement se fait à genoux. Nous avons là implicitement (et par reconstitution didascalique) le témoignage d’une femme à genoux face à un homme, ce qui est unique. Puis les deux époux se relèvent, à l’initiative de la Marquise, et s’étreignent à nouveau  734 .

L’agenouillement s’observe aussi de la part d’enfants face à leurs parents. Il précède alors le dénouement proprement dit ; du registre de la supplication, puisqu’il reste encore à inflé­chir le parent qui n’a pas officiellement entériné la future union, il est a priori plutôt dans la tension que dans le relâchement (cf. La Joie imprévue). Mais en fait, au moment où il se fait, la décision est presque déjà emportée, tant le parent récalcitrant, cerné de tous côtés par les sollicitations de chacun, est empêché de refuser. On est donc assez proche de la phase de soulagement et de laisser-aller émotionnel (cf. Le Père prudent et équitable et L’École des mères).

Le troisième mode de relâchement corporel se reconnaît à l’aphasie du personnage, qui remplace le langage par la gestuelle. Après le dénouement, se met en place une possibilité de corps à corps de nature diverse selon l’intimité des personnages. Les amoureux nouvellement déclarés se contentent d’un rituel baiser sur la main :

‘“Le Marquis : ‑Ah ! je respire ! Comtesse, donnez-moi votre main que je la baise” (Le Legs) ;

“Dorante, lui baisant la main…” (Les Sincères).’

Ce baisemain, marque d’intimité nouvelle entre des personnages qui ne sont plus des enfants (ou viennent de cesser de l’être) est aussi la marque de ce relâchement de la tension précédente  735 . Une plus grande intimité conduit à l’embrassement, comme entre les époux recom­posés de La Femme fidèle ou entre mère et fille (L’École des mères).

Notes
733.

Cf. J. Rousset (1992) : “Qu’on pense enfin aux postures qui engagent le corps entier ; la plus fréquente, la plus violente aussi, est l’action de se jeter à genoux, marque d’aveu au dénouement des comédies, d’abandon ou de reconnaissance dans les romans…” (p. 14-15).

734.

Ils s’embrassent, c’est-à-dire se prennent dans les bras, mais sans échanger de baiser : le baiser amoureux est devenu inconvenant dans le théâtre classique, en tout cas à la Comédie-Française (cf. H. Lagrave (1972), p. 628), même s’il a été fréquent dans le théâtre préclassique (cf. J. Scherer (1981), p. 402-406).

735.

J. Rousset (1992), p. 14, montre que le baisemain accompagne ou parfois même remplace les mots.