b. informer, compter, réparer

(i). informer

Une autre fonction de la scène ou de la séquence d’achèvement consiste à mettre tous les personnages au même degré d’information  750 . La pièce peut (et doit) s’achever au moment où tous les personnages ont entériné le dénouement mais ont également les outils pour reconstituer la fable complète.

Un cas fréquent est celui dans lequel une information est donnée à un parent absent lors d’un dénouement-déclaration dont il constate les effets ; un père ou une mère surprend le jeune homme agenouillé aux pieds de la jeune fille et sollicite quelques éclaircissements :

‘“Monsieur Argante : ‑Eh bien! ma fille, connais-tu Monsieur ?
Mademoiselle Argante : ‑Oui, mon père.
Monsieur Argante : ‑Et tu es contente ?
Mademoiselle Argante : ‑Oui, mon père.
Monsieur Argante : ‑J’en suis charmé” (Le Dénouement imprévu, sc. XII).’

Les questions ont juste pour but de vérifier que tout est conforme à ce qu’il avait prévu. La soudaine docilité de sa fille tranche évidemment avec sa désobéissance de la scène VII.

De même, comme on l’a vu, Lucidor informe Madame Argante de sa décision d’épouser Angélique (L’Épreuve). L’Angélique du Préjugé vaincu donne à son père les raisons de l’agenouillement de Dorante. Après ces quelques mots, dans chacune de ces pièces, chacun est à égalité.

Cette quête de l’égalité informationnelle est dramatisée de belle manière dans La Femme fidèle. Le constat du dénouement est fait par Madame Argante, mais il s’accompagne d’une reconnaissance : son “Que vois-je ?” est à double niveau (cf. infra p. 573). L’information qu’elle reçoit, et que reçoit le malheureux Dorante également, a pour effet immédiat d’annuler ce qui pouvait passer pour le parcours principal.

Cette fonction informative peut s’exercer sous forme d’un bilan. L’exemple des Sincères est tout à fait éloquent. Grâce à de subtils effets de parallélisme, la Marquise et Ergaste, qui devaient se marier, s’informent mutuellement de leur projet de mariage. Les micro-séquences d’information se succèdent et se répondent :

‘“La Marquise : ‑Ergaste, ce que je vais vous dire vous surprendra peut-être ; c’est que je me marie, n’en serez-vous point fâché ? [1]
Ergaste : ‑Eh! non, Madame, mais à qui ? [2]
La Marquise, donnant la main à Dorante, qui la baise : ‑Ce que vous voyez vous le dit. [3]
Ergaste : ‑Ah! Dorante, que j’en ai de joie! [4]
La Marquise : ‑Notre contrat de mariage est passé. [5]
Ergaste : ‑C’est fort bien fait. [6] (A Araminte.) Madame, dirai-je aussi que je me marie ? [7] ’ ‘La Marquise : ‑Vous vous mariez! à qui donc ? [8]
Araminte, donnant la main à Ergaste : ‑Tenez ; voilà de quoi répondre. [9]
Ergaste, lui baisant la main : ‑Ceci vous l’apprend, Marquise. On me fait grâce, tout fluet que je suis. [10]
La Marquise, avec joie : ‑Quoi! c’est Araminte que vous épousez ? [11]
Araminte : ‑Notre contrat était presque passé avant le vôtre” [12] (Les Sincères, sc. XXI).’
répl. locuteur adresse statut du discours
1 M E Information sur son mariage
2 E M Question sur l’identité de l’heureux élu
3 M E Réponse verbale et gestuelle
4 E D Commentaire
5 M ? Information sur le franchissement hors scène d’une étape supplémentaire
6 E tous Commentaire-relais
Informations
7 E A Information sur son mariage + dénouement
8 M E Question sur l’identité de l’heureuse élue
9 A E Réponse verbale et gestuelle + dénouement
10 E M Réponse verbale et gestuelle
11 M E Commentaire
12 A M Franchissement
Informations parallèles et annonce du dénouement 1

Après cette phase d’informations réciproques, dont le parallélisme est net, se développe la phase de bilan censée répondre à la question : “qui aime qui ?” :

‘“Ergaste : ‑Oui, c’est Madame que j’aime, que j’aimais, et que j’ai toujours aimée, qui plus est.
La Marquise : ‑Ah! la comique aventure! je ne vous aimais pas non plus, Ergaste, je ne vous aimais pas ; je me trompais, tout mon penchant était pour Dorante.
Dorante, lui prenant la main : ‑Et tout mon coeur ne sera jamais qu’à vous.
Ergaste, reprenant la main d’Araminte : ‑Et jamais vous ne sortirez du mien.
La Marquise, riant : ‑Ah! ah! ah! nous avons pris un plaisant détour pour arriver là. Allons, belle Araminte, passons dans mon cabinet pour signer, et ne songeons qu’à nous réjouir”.’

Ergaste constate la situation présente et la relie au passé. Ce faisant, il reprend le bilan que dressait Araminte à la fin de la scène XVIII, presque au mot près (notons le “qui plus est”) :

‘“Araminte : ‑ (…) je gage que vous m’aimiez, quand vous m’avez quittée ?
(…)
Araminte : ‑Et qui plus est, c’est que vous m’aimez encore, c’est que vous n’avez pas cessé d’un instant”.’

Son énoncé de la séquence d’achèvement, par le présentatif “C’est Madame…”, ancre le discours dans la réalité. En même temps il porte un message implicite : “et non pas vous”.

Or c’est sur cet implicite que s’appuie la Marquise dans sa réponse : elle dit à la fois qui elle n’aime pas et qui elle aime. Ce bilan amoureux sert à justifier les erreurs passées, les faux projets de mariage antérieurs. Il permet d’articuler les trois chronologies (avant, maintenant, après) en rétablissant l’effet de parallélisme repéré dans la phase informative. Le bilan affectif justifie une certaine insistance qui est la conséquence de causes cachées : la réflexion du Marquis (“tout fluet que je suis”) et l’ancrage de la Marquise sur l’implicite d’Ergaste attestent sans doute que les blessures d’amour-propre ne sont pas cicatrisées et que le décompte final indique peut-être un déficit.

Notes
750.

Cf. M. Deguy (1986) : “et le drame s’achève quand tous partagent le secret” (p. 58).