I. Rattachement des divertissements à chaque fin de pièce

Le passage d’une structure (la pièce) à une autre (le divertissement) pose évidemment un problème quasi-générique. La pièce de théâtre fait partie de l’univers de la fiction ; quel est le registre du divertissement ? Est-il intégré à la pièce ? Est-il une partie autonome ? Est-il une sorte de sas qui permet de passer de la fiction à la réalité, de revenir en douceur à l’espace et au temps du spectateur ? Fonctionne-t-il comme un codicille de fin permettant d’interroger le sens ou d’ouvrir les sens de la pièce ? Pour examiner ces points, il convient de vérifier comment le divertissement s’articule au texte de la pièce, s’il est inscrit dans l’économie de l’intrigue ou s’il semble parachuté  790 .

Le Triomphe de Plutus offre à la musique et à la danse un espace relativement important. Dans la scène XII figure le divertissement d’Apollon. La composition de sa musique avait retenu Apollon hors scène le temps que Plutus investisse les lieux et les domine peu à peu. Cette scène commence par la didascalie “Plutus, Armidas, Spinette, Aminte, Apollon, chanteurs et danseurs. On danse”. M. Arland (1950) précise, p. 1101 note 1 : “le Recueil des Divertissements du nouveau Théâtre italien indique qu’il s’agit d’une Entrée pour la troupe d’Apollon qui doit se faire légèrement”. L’air est un éloge du dieu des amants et glisse progressivement de l’éloge de Cupidon à celui d’Aminte  791 , glissement favorisé par la présence d’Apollon, un dieu qui aime. La situation rappelle le mythe, puisque, d’après le Grand Larousse Universel (s.v. Apollon), “dieu de la musique et de la poésie, qu’il a inventés pour son plaisir éternel, Apollon n’aime rien plus que des fêtes où des chœurs alternés de garçons et de filles chantent et dansent autour de son autel”. On trouve dans le double éloge Apollon / Aminte les poncifs du langage précieux, avec l’amour guerrier (les “armes”, les “traits”), les “beaux yeux” ; l’amour se superpose à l’image d’Apollon, et Aminte se retrouve divinisée par la description. À la fin de cet air, “On danse”. Le menuet que l’on danse est précisé dans M. Arland (1950), p. 1101 :

‘“dans ce moment, le deuxième amant apparaît afin de constituer le couple, alors que dans l’air le Dieu est en lien direct avec l’objet aimé”.’

L’air est donc destiné à montrer par un déplacement vers une autre divinité le couple formé par Aminte et Apollon.

Ce ballet très éthéré au langage précieux contraste avec la scène XIII, donc avec l’entrée des quatre porte-balles  792 qui est décrite sous forme didascalique. La danse nouvelle oppose donc une vision matérialiste à une vision précieuse.

La dernière étape est le divertissement final. Il est préparé par l’annonce d’une fête qui accompagne un dîner  793  : cf. sc. XV “le dîner est prêt”, sc. XVII “c’est pour le divertissement que M. Richard nous a demandé”, sc. XVIII, derniers mots de Plutus : “Allons, divertissez-vous ; les musiciens sont payés ; la fête est prête ; qu’on l’exécute!”. Or en réalité, deux fêtes vont se jouer, dans deux espaces différents, l’une dans l’Olympe (“je vais bien faire rire dans l’Olympe”), l’autre sur la scène d’ici-bas (“la fête”).

Le divertissement est donc fortement relié à l’action, puisqu’il est annoncé dans le texte. En revanche, il change de fonction au dernier moment : au lieu d’accompagner le mariage de Plutus et d’Aminte, il devient la compensation de leur séparation définitive. Il a le rôle réparateur qui est celui de certaines phases de l’espace de fin (cf. p. 510).

Dans L’École des mères, le divertissement est lui aussi intégré à l’action, qu’il poursuit ; c’est Monsieur Damis qui l’annonce dans sa dernière réplique : “Sur ce pied-là, le divertissement dont je prétendais vous amuser, servira pour mon fils”. On a l’impression que le divertissement proposé par Monsieur Damis fait suite à celui que proposait Madame Argante, comme si une “séquence paternelle” remplaçait une “séquence maternelle” :

Fête maternelle : mariage Damis / Angélique Fête paternelle : mariage Lucidor / Angélique
sc. XI :
“il y a déjà une bonne compagnie assemblée chez moi, c’est-à-dire une partie de ma famille, avec quelques-uns de nos amis…”
“vous savez que j’ai permis que nos amis se déguisassent et fissent une espèce de petit bal tantôt” (ibid.)
sc. XIII (Frontin) :
“attendez, quelques amis de la maison qui sont là-haut, et qui veulent se déguiser après souper pour se divertir, ont fait apporter des dominos qu’on a mis dans le petit cabinet à côté de la salle…” (ibid. p. 103)







sc. XIV :
“Sur ce pied-là, le divertissement dont je prétendais vous amuser servira pour mon fils” (ibid. p. 108)
mariage - divertissement ? divertissement - mariage ?

La nature du divertissement proposé par chacun des deux parents est finalement signifiante : divertissement masqué ou divertissement démasqué, bal ou chansons, les deux types de divertissement font référence à deux façons de se marier, l’une honteuse, couverte du secret, l’autre publique, assumée, s’appuyant fermement sur une structure familiale apaisée. Dans ce contexte de réconciliation générale, le divertissement paternel n’est plus relégué spatialement (à l’étage), temporellement (après le mariage), dramaturgiquement (après la pièce). Il est le signe, à la fin de la pièce, de l’accord des parents ; il est aussi le signal visible de l’échange effectué par Monsieur Damis entre un renoncement et un don. La présence du terme divertissement dans la dernière réplique crée métathéâtralement le lien entre la pièce et sa suite.

C’est aussi le cas dans L’Épreuve. Le divertissement  794 y est enchaîné à la demande en mariage que vient de faire Lucidor à Angélique à la scène XXI  795 et à Madame Argante à la scène XXII  796 . Lucidor clôt la scène et la pièce en se présentant comme le maître de l’information, l’organisateur des réjouissances. L’emploi du subjonctif jussif permet de terminer la pièce sur des ordres : “qu’on fasse venir les violons du village et que la journée finisse par des danses”. Il y a donc intrusion de l’extérieur, investissement immédiat de personnes extérieures (“les violons du village”) qui permettent d’enchaîner rapidement (très ou trop rapidement ?) la pièce et le divertissement  797 .

Dans les trois pièces concernées, le divertissement est annoncé dans la dernière scène par le personnage qui a en charge la dernière réplique, comme s’il y avait nécessité d’établir un lien de structure entre la pièce proprement dite et son appendice. En outre, le divertissement est rattaché à ce qui doit constituer l’étape ultime du parcours amoureux : le mariage. Dans Le Triomphe de Plutus, le divertissement remplace le mariage, il en est le substitut, le don de compensation. Dans les deux autres pièces, le divertissement final consacre au contraire le mariage qui clôt traditionnellement la comédie. Dans l’une, c’est le père qui offre le divertissement, en se résignant de ce fait à abandonner sa fonction d’amoureux. L’équilibre reste à réaliser du côté des parents ; il se fait entre le don de la fille et le don du fils. C’est comme une sorte de déplacement des promesses financières qui étaient liées au mariage : Monsieur Damis, au lieu de s’acheter une femme en procédant à l’échange immoral d’argent contre un corps virginal, devient caution. Dans ce système très complexe entre ce qu’on perd et ce qu’on gagne, il ne réclame rien pour lui. Quant au Lucidor de L’Épreuve, il est l’amoureux dans une pièce sans père ; parfaitement autonome, il assume entièrement son indépendance financière et sociale. Le don du divertissement s’inscrit en accompagnement du don de soi qu’ont exprimé les deux amoureux précédemment. Amant et maître à la fois, Lucidor affirme, grâce au divertissement, l’autorité que pourrait avoir un père dans l’organisation du mariage.

Dans tous les cas examinés, le lien structurel entre le divertissement et la pièce principale est donc maintenu et rendu lisible par le statut d’ultime locuteur que prend à chaque fois le donateur.

Quelle est la structure de ces divertissements ? Comment sont-ils organisés et quel sens donnent-ils à la pièce par réfraction ou par effet de miroir ?

Notes
790.

Sur le problème générique de l’insertion de l’air dans le texte dramatique, pour une période antérieure à celle qui nous occupe, cf. le tout récent ouvrage de B. Louvat-Molozay (2002).

791.

L’image du dieu facilite sans doute ce glissement. Apollon est, comme Cupidon, habituellement représenté avec arc, flèches et carquois, dès l’Antiquité : cf. par exemple Grand Larousse Universel 1994, ou J. Schmidt, Dictionnaire de la mythologie grecque et romaine, Larousse références, 1992, s.v. Apollon : “d’une beauté rayonnante, d’une grande stature, il séduisit de nombreuses nymphes”, p. 44.

792.

La note 3 de H. Coulet et M. Gilot (1993), I, p. 1102, précise que le porte-balle était “le petit mercier qui porte sur son dos une balle où sont ses marchandises” (Académie). La note 4, quant à elle, décrit cette entrée : “Sur une musique de Mouret fournie par le Recueil des Divertissements du nouveau Théâtre italien, les porte-balle dansent en portant des sacs pleins de pièces d’or qu’ils répandent à foison”.

793.

Sur la façon de raccorder le divertissement à la dernière réplique, cf. F. Rubellin (1997), p. 122-123. À partir du relevé des références à la fête dans les pièces de Marivaux, l’auteur formule une hypothèse intéressante, p. 124 : “On aboutirait à une statistique surprenante : toutes les comédies (au nombre de quatorze) que Marivaux écrivit de 1720 à 1730, pour le Théâtre-Italien comme pour le Théâtre-Français, comportaient des divertissements. Dans les pièces ultérieures, seule L’École des mères, La Joie imprévue et L’Épreuve en auraient eu”.

794.

Cf. H. Coulet et M. Gilot (1993), II, p. 1051 : “Le divertissement ne figure pas dans les éditions anciennes ; il a été publié pour la première fois par Duviquet, d’après l’Histoire anecdotique et raisonnée du Théâtre-Italien (t. III) de Desboulmiers. Le Vaudeville, platement et maladroitement écrit, n’est certainement pas de Marivaux (dont les paysans, d’ailleurs, ne disent que très rarement : Je somme, comme dans la quatrième strophe, au lieu de je sis ou je suis), mais de Panard (Théâtre et œuvres diverses, 4 vol., 1761)”.

795.

“Et si je restais, si je vous demandais votre main, si nous ne nous quittions de la vie ?”.

796.

“Oui, Madame, et je l’épouse dès aujourd’hui, si vous y consentez” (ibid.).

797.

L’immédiateté est d’ailleurs toute relative si l’on en croit le début de la scène I, qui semblait montrer un éloignement entre le village et le château : “Je viens de mettre pied à terre à la première hôtellerie du village. J’ai demandé le chemin du château…”.