1. le divertissement du Triomphe de Plutus

Dans le divertissement de Plutus, deux mouvements s’opèrent : d’une part un éloignement progressif de l’action de la pièce, qui est peu à peu remplacée par de courtes fables de pièces potentielles, d’autre part une veine de plus en plus satirique au fur et à mesure qu’aban­don­nant le terrain mythologique ou littéraire, les histoires s’ancrent dans un arrière-plan de plus en plus réaliste.

Le premier air commence par un éloge de Plutus  807 . Cet éloge permet au personnage de Plutus de s’éloigner en tant que tel et de s’effacer pour prendre sa posture divine. Le deuxième air se place du côté des hommes qui apparaissent en tant que locuteurs. La prière de supplication suit la prière de glorification. Plutus est encore présent (“Dieu de la richesse”). La première personne du pluriel fait son apparition (notre, nos, nous). Cette personne englobe tous les hommes et, du point de vue théâtral, elle permet d’associer les spectateurs et les acteurs. On redescend donc dans l’espace du théâtre, dans l’espace de l’expérience commune. Divers glissements se produisent par rapport au premier air. L’amour n’y est plus évoqué comme un dieu ou une entité générale et abstraite : c’est “notre amour” dont il s’agit cette fois. La double hypothèse du premier air (“Que… / Si…”), qui concernait les dieux, est ramenée au niveau des hommes (“Si pour nous il s’intéresse”). Au lieu de mettre l’accent, comme dans le premier air (“Tout l’univers”, “sur la terre”), sur la dimension cosmique du dieu de la richesse, le deuxième air insiste, de manière plus terre à terre, sur la connivence entre Plutus et la communauté des acteurs et spectateurs. La joie générale s’impose dans le cinquième vers, au futur de certitude (“Ah! que nos cœurs seront contents!”). Les bienfaits du dieu sont symbolisés par l’image de “l’éternel printemps” qui, associé à l’“abondance”, rappelle une autre divinité, Cérès. Cette superposition entraîne d’autres références et au conflit qu’évoquait le premier air succède une sorte de ronde des dieux qui évoque la fête et les plaisirs matériels. Bacchus, le dieu du vin  808 , est le premier convoqué. Sans doute peut-on y voir une allusion aux banquets de mariage que promettent les fins de comédies, mais il s’agit bien sûr ici d’un banquet débridé. Puis est appelé Comus  809 (c’est-à-dire Comos), dieu de la joie et des plaisirs de la table, enfin Vénus, seule déesse de cette énumération, reliée aux allusions à l’amour faites dans les deux airs. En outre, Vénus rappelle la probléma­tique soulevée par la pièce  810 . Plutus se trouve rapidement défini par ce qu’il possède, et on a l’impression que, dans un cas, le complément du nom est un équivalent de génitif objectif (“Dieu des amants” = “dieu que possèdent les amants”), dans l’autre un génitif subjectif (“Dieu des trésors” = “dieu qui possèdes les trésors”). Cette inversion syntaxique complète l’inversion des caractères : Apollon est constamment celui qui ne donne rien alors que Plutus donne tout.

Le deuxième air est une bacchanale où hommes et dieux communiquent autour de la présence tutélaire de Plutus. Les deux airs proposent des thématiques semblables (amour / argent) avec des effets de variation, des allers-retours entre le ciel et la terre. Finalement, après le combat des dieux, après leur remplacement, on obtient leur adhésion.

Le vaudeville entraîne le passage de la prière à la critique progressive. Certes, on trouve dans la première strophe une référence à Plutus  811 . L’hypothèse à la forme négative contrebalance curieusement l’impression générale donnée par les deux airs, celle de l’universalité du culte du dieu. La possibilité d’une suppression du dieu se fait jour et en effet, dans le reste du vaudeville, on ne parle plus du dieu, remplacé par des formules plus prosaïques et matérialistes (“ce métal salutaire”, 1, 9 ; “sans l’appât du salaire”, 2, 9 ; “pour les ducats”, 3, 4 ; “de tous ses biens”, 3, 7 ; “un bon magot”, 3, 14 ; “sans dépense”, 5, 1 ; “un destin prospère”, 6, 1 ; “plus de trésor”, 6, 10).

L’argent est donc présent dans l’ensemble du vaudeville, sauf dans la dernière strophe. Celle-ci, quittant le domaine de la satire sociale, aborde une captatio benevolentiae  812 qui, au lieu de se placer en position inaugurale, vient clore la pièce. Le vaudeville alterne les réflexions générales et les petites saynètes selon cette répartition :

La réflexion générale porte sur la place de l’argent dans la société. La première strophe du vaudeville est fondée sur l’avoir. Les choses sont donc ramenées à l’aspect social, à une critique du temps qui va au-delà de l’amour, thème de la pièce, et au-delà de la mythologie. La métaphorisation et la généralisation sont remplacées par des éléments très concrets. L’argent suscite et produit de l’argent. C’est donc un système social que dénonce Marivaux dans cette première strophe du vaudeville. Cette critique se poursuit dans la deuxième.

Celle-ci, en effet, abolit complètement le personnage de Plutus. Le lieu évoqué au vers 1 sous la forme de l’adverbe “ici”, toujours ambigu au théâtre car il superpose l’énonciation du personnage et l’énonciation théâtrale, est développé au premier vers de la deuxième strophe sous la forme d’un syntagme prépositionnel “Dans ce séjour”. L’emploi du déictique ce y est a priori aussi ambigu que celui du déictique ici, mais le lieu paraît se préciser : on n’est plus dans l’ici-bas des humains, on est en France  813 .

La critique, en tout cas, est plus directe que précédemment car elle fait référence à des pratiques concrètes et réelles et qu’elle adopte une formulation générale. De plus, il y a un effet de redondance qui vient de la répétition de la même idée, une première fois avec une formulation positive (vers 1 : “…on met tout à l’enchère”), une deuxième fois avec une formulation négative (vers 2 : “Rien ne se fait sans l’appât du salaire”). Le Tout joue avec le Rien, mais, cette fois, pour abonder dans le même sens et non pour s’opposer. La strophe développe alors la liste des quémandeurs possibles ou des diverses personnes avec qui l’on peut être en relation d’argent. L’énumération caractérise dans chaque vers une catégorie socio-professionnelle, représentée chaque fois par un couple de métier : “Valets, portiers” désigne les exécutants, ceux qui sont à notre service contre salaire et n’obéissent pas toujours ; les “Clercs et greffiers” sont les représentants de la loi, officiers publics et ministériels  814  ; les “Commis” et “fermiers” appartiennent au domaine des impôts  815 .

C’est un petit tableau condensé mettant en scène les personnages contemporains qui ont un rapport direct on indirect à l’argent. L’effet d’accumulation est accentué par l’emploi systématique des pluriels  816 et l’absence de déterminants. Un gros plan est effectué ici sur la réaction du locuteur et non plus, comme dans la première strophe, sur celle de l’interlocuteur. Le locuteur réagit à “Tout ce qu’on dit” ; seulement la réaction ne répond pas seulement au contenu de l’énoncé mais aussi à sa valeur expressive de colère et de désespoir.

Dans ces deux strophes, se développe donc une critique sociale très vive visant à montrer de quelle façon la société est régie par l’argent. On trouve là une des thématiques habituelles du vaudeville  817 . L’autre thématique est celle des relations entre hommes et femmes, traitée à travers trois strophes qui sont autant de petites saynètes mettant en place des contextes et des situations différents en rapport, bien sûr, avec l’argent.

Les saynètes emmènent le lecteur vers d’autres espaces théâtraux dont nous proposons la synthèse ci-dessous.

str. 1 str. 2 str. 3 str. 4 str. 5 str. 6
type généralisation Généralisation saynète saynète généralisation / saynète saynète
thème société Société amour amour amour amour
présence de Plutus + - - - + +
“genre” satire Satire pastorale comédie farce pastorale

L’observation des six premières strophes illustre la relation qu’entretient le vaudeville avec le corps même de la pièce. Tout d’abord, comme nous l’avons signalé, ce vaudeville est rattaché à l’action, est partie prenante de la fin de la pièce : signalant l’absence de Plutus, il signale par là même l’absence de mariage et donc une fin inhabituelle pour une comédie. D’ailleurs la strophe 4, que prend en charge Aminte au centre même de ce vaudeville, se termine sur une référence au mariage qui n’a pas eu lieu, même si divers effets de déplacement que nous avons remarqués font que ce n’est pas tout à fait la même histoire qui est racontée. Il n’est pas anodin, en tout cas, que ce soit Aminte, privée de parole dans la scène dernière, qui assume en chanson la tirade sur l’inconstance masculine.

Mais ce vaudeville a d’autres caractéristiques intéressantes. Tout d’abord, il se présente comme une forme théâtrale concurrente de la forme comique en exhibant de courtes saynètes qui sont autant de synopsis de farces, de fabliaux ou de pastorales virtuels. Le théâtre se présente donc comme un miroir du théâtre. De ce fait, le vaudeville est un éclairage porté sur le théâtre et sur le monde par un double mouvement : mouvement rétrospectif en direction de la pièce qui vient d’être jouée et mouvement direct ou indirect à destination du spectateur :

Ce qui est signifié là, c’est un dévoilement de l’allégorie qu’est le Plutus, allégorie qui n’a pas vocation à rentrer dans le moule d’une mode de l’époque  818 mais est d’abord du théâtre, et du théâtre bien inscrit dans son temps. On peut lire la dernière strophe, chantée par Arlequin, à la lumière de cette interpréta­tion  819 . En effet, que signale l’adresse directe d’Arlequin au public ? Avant tout, que nous sommes au théâtre et que cette pièce a sa place dans l’univers codifié du théâtre.

En même temps, le vaudeville sert aussi à la satire sociale. Il traite à la fois de la “peinture des sentiments amoureux” et de la “satire des mœurs”, “thèmes fondamentaux des vaudevilles-chansons avant qu’ils ne fussent insérés dans la comédie”  820 . Ici l’inconstance des hommes, celle des femmes, la complicité des soubrettes, la duplicité des valets sont traitées dans leur rapport à l’argent. Au-delà des thèmes classiques de la comédie d’intrigue, sur fond d’amour ou de mœurs du temps, on trouve dans le vaudeville d’autres thèmes que Marivaux n’a pas exploités au théâtre, comme la vénalité des employés des lois ou des impôts  821 . La connivence avec le spectateur est alors d’un autre ordre, elle quitte le domaine théâtral pour référer à la vie. Le vaudeville est donc dans le cadre théâtral et aussi en dehors de lui. Il présente un éclairage de la fin, une façon de densifier ce qui peut sembler n’être qu’une allégorie sans épaisseur, de sortir la pièce de son espace mythologique pour la ramener à l’époque des spectateurs. Pour ces raisons, le divertissement du Triomphe de Plutus présente un intérêt incontestable  822  ; en ce qui concerne le sens, il participe tout autant de la théâtralité que de la thématique.

Notes
807.

Le lien est clairement tissé avec la pièce. L’adresse initiale “Dieu des trésors” rappelle l’adresse “Dieu des amants” qui ouvrait l’éloge à Apollon dans le divertissement de la scène XII.

808.

Cf. J. Schmidt, Dictionnaire de la mythologie grecque et romaine, Larousse références, 1992, s.v. Dionysos : le dieu est aussi “le dieu protecteur des beaux-arts, en particulier de la tragédie et de la comédie, issues l’une et l’autre des représentations qui avaient lieu à l’occasion de ses fêtes”. Il y a une cohérence nette entre Bacchus et Comus, même hors du champ de l’ivresse et de la fête.

809.

Cf. J. Schmidt, Dictionnaire de la mythologie grecque et romaine, Larousse références, 1992, s.v. Comus : “Ce dieu n’apparaît que dans les derniers temps de l’antiquité grecque, à une époque où les mœurs se relâchaient dangereusement. Il préside à toutes les réjouissances de la table, à la bonne chère, aux libations. Généralement précédé de Silène ou de Momus, dieu de la Raillerie, il est suivi d’un cortège de buveurs à la mine réjouie”. Le fait qu’il soit accompagné du dieu de la raillerie est peut-être aussi une anticipation sur le vaudeville. En outre, on sait que le mot est la latinisation du substantif kômos, “cortège”, qui entre dans l’étymologie de komôidia, la comédie.

810.

Cf. J. Schmidt, Dictionnaire de la mythologie grecque et romaine, Larousse références, 1992, s.v. Vénus : “Les Romains consacrèrent à la déesse le mois d’avril, époque où se manifeste dans toute la nature le renouveau de l’amour” ; cela continue l’allusion à “l’éternel printemps” du premier air.

811.

Vaudeville, 1, 2 : “Si Plutus n’est votre dieu tutélaire”.

812.

Faisant un lien avec la comédie latine, H. Coulet (1992) précise : “Un dernier appel au public concluait la comédie latine (‘Plaudite cives’) : à cet appel correspond, dans les comédies de la Foire, du Nouveau Théâtre italien et de Marivaux, la dernière strophe du vaudeville, en général chantée par Arlequin (voir L’Île de la raison, La Nouvelle Colonie, Le Triomphe de Plutus)” (p. 270, note 1). Ajoutons à cette moisson le dernier couplet de L’Île des esclaves, adressé par “Arlequin au parterre” : cf. E. Mortgat (1992).

813.

Séjour vaut pour Pays : cf. le Dictionnaire du français classique de J. Dubois, R. Lagane, A. Lerond, Références Larousse.

814.

Cf. le Dictionnaire du français classique de J. Dubois, R. Lagane, A. Lerond, Références Larousse.

815.

Cf. la note 5 ad loc. de H. Coulet et M. Gilot (1993), I, p. 1105 : “au terme de cette progression, il s’agit, bien entendu, des fermiers des impôts et de leurs commis, que cherchent à gagner les solliciteurs”.

816.

Du moins dans M. Arland (1950) et H. Coulet et M. Gilot (1993). B. Dort (1964), à cause de la rime “sans quartier” qui exclut, en théorie, des rimes comme greffiers, fermiers, portiers, puisqu’il faut que les mots qui riment entre eux aient une lettre finale impliquant même sonorité en cas de liaison, édite le texte “Valets, portier, / Clerc et greffier, / Commis, fermier, / Sont sans quartier”.

817.

Cf. H. Gidel (1986), p. 25.

818.

La mode de l’allégorie existe. H. Gidel (1986), p. 25, signale par exemple que “l’allégorie moralisatrice connaît quelque faveur dans les années 1735-1740, surtout grâce à Panard”.

819.

Cette strophe apparaît presque comme une sorte d’épilogue, en tout cas comme un sas de sortie, une partie métathéâtrale qui englobe à la fois la pièce et son vaudeville.

820.

Cf. H. Gidel (1986), p. 25-26.

821.

Beaumarchais les a exploités. M. de Rougemont (1988), p. 57, intègre les “hommes de loi”, les “gens de justice” et les “hommes d’argent” dans la liste des thèmes ayant fait l’objet d’une étude universitaire portant sur tout ou partie des pièces du XVIIIe siècle.

822.

Est-ce pour cela que Pannard s’en souviendra quelques années plus tard ? Dans son intéressant article, N. Rizzoni (1998) a montré les liens d’intertextualité qui existent entre Le Chemin de Fortune et Le Fossé du Scrupule, mais aussi la ressemblance entre le divertissement de cette dernière pièce et celui du Triomphe de Plutus, écrit dix ans plus tôt. “La coïncidence est telle qu’il est difficile de ne pas y voir une citation de la petite comédie que Marivaux avait alors donnée au Théâtre Italien, qui était elle-même, rappelons-le, une comédie allégorique présentant à s’y méprendre les caractéristiques d’une œuvre conçue pour être jouée à la Foire”. La note 14 de l’article cité donne des extraits de ce divertissement, qui rappelle en effet les airs de celui du Plutus : “Déesses des trésors, triomphez à jamais. / Sur tous les autres dieux vous avez la victoire. / Phœbus voit languir ses sujets, / Les vôtres sont brillants de gloire” (p. 226).