2. le divertissement de L’École des mères

Il en est de même pour le divertissement de L’École des mères, qui apporte un éclairage essentiel sur le sens du titre et, au-delà, sur le sens de la pièce. Le divertissement est composé d’un air  823 et d’un vaudeville aux répliques non attribuées. Qui chante ? Les chanteurs convoqués par Monsieur Damis ? Leur entrée n’est pas indiquée en didascalie, au contraire de celle des autres domestiques avec des bougies. Les acteurs-personnages de la pièce ? Ce n’est pas dit non plus.

On ne peut donc établir de liens entre l’identité de celui qui chante et ce qui est chanté, contrairement à ce que nous avons pu faire parfois pour Le Triomphe de Plutus.

L’air sert d’introduction au vaudeville composé par Pannard  824 . Il s’adresse directement à un interlocuteur imprécis au début (“Vous”), puis précisé comme un parent (“vos fillettes”), enfin comme une mère (vers 3 : “Mamans”). Cet air, qui établit une relation privilégiée entre un locuteur et des interlocutrices choisies à l’intérieur du groupe des spectateurs, joue du double sens du titre. Il décrit l’école des mères, au sens de l’école organisée par les mères, dont les mères sont les préceptrices, école fondée essentiellement sur la parole autorisée (“discours”, “avis”, “maximes”), sur la répression (“sévère”, “rigueur”) et sur l’infantilisation (“fillettes”, “Mamans”). De ce fait, ce qui est décrit ici comme un système adopté par plusieurs éducatrices rappelle évidemment le contenu de la pièce. Marivaux ramène ce qui était de l’ordre d’un parcours individuel à l’intérieur d’une fiction à un statut d’exemplarité par rapport aux mœurs de l’époque  825 . En même temps, le fait de prononcer ces jugements de valeur, cette appréciation sur le décalage entre les moyens mis en place et la fin obtenue vise à mettre en garde les mères et donc à les éduquer. Il y a donc superposition entre la description de l’éducation et la visée éducative (au sens large) de cette description. Dans la description qui est faite de l’éducation, l’air insiste sur trois niveaux d’analyse : les intentions ; les actions ; le résultat.

Les intentions sont présentées de façon positive au centre de la strophe : “Vos avis sont prudents, vos maximes sont sages” (vers 5). Les adjectifs axiologiques placés à la césure et à la rime ne comportent pas de jugement de valeur négatifs. Mais les intentions vont se trouver en opposition avec les actions, elles-mêmes en contradiction avec les résultats. La critique n’est pas d’une sévérité absolue, elle montre comment l’“erreur” porte sur les méthodes, en elles-mêmes condamnables et par ailleurs à peu près inefficaces. Le couple mère-fille du début (“vous” en début et “fillettes” en fin de vers) concerné par l’éducation entre en conflit avec un deuxième couple, cette fois antagoniste et séparé sur deux vers différents : “Mamans” / “Le dieu d’amour”.

Et ce couple d’opposants sera finalement remplacé par un troisième, en fin de vers : “un jeune cœur” / “le vainqueur”. Le couple amoureux se substitue au couple mère-fille initial  826 . La leçon de la pièce est donc rappelée, mais une dimension essentielle en est évacuée. En effet, l’éducation de Madame Argante ne s’est pas traduite seulement par des paroles, mais aussi par des actes, puisqu’elle a cherché à imposer à sa fille un barbon qui n’apparaît pas dans l’air du divertissement. Monsieur Damis est totalement évacué en tant que type, alors que son rôle dans la comédie est essentiel à l’action. Le quatuor est ici ramené à un trio et l’amour maternel est clairement remplacé par l’amour du jeune homme  827 .

Le vaudeville est relié à cet air initial mais glisse progressivement vers une autre thématique.

Tout d’abord, la première strophe reprend l’air sous forme d’une généralisation. On passe de “Mamans” à “mère” et de l’adresse directe (“vous”) à la troisième personne du singulier. De façon générale, le vaudeville rend compte des moyens mis en place par les mères pour protéger leur fille. Il y a là un double éloignement : éloignement du savoir (“ignorance profonde”) et de la société (“loin du monde“). Le projet décrit là rappelle la stratégie d’Arnolphe par rapport à Agnès. Finalement, il s’agit d’une contre-éducation. L’école des mères, celle donc dirigée par les mères, est paradoxalement une école de l’inculture. En ce sens, c’est à nouveau une “erreur” qui est montrée (“se trompe”).

En même temps, l’échec est déjà contenu dès le premier vers dans l’expression “le jeune objet”, qui mue la “fillette” de l’air en jeune femme à courtiser et remplace un ton proche de la comptine (“fillettes”, “Mamans”) en petit texte galant  828 . La fillette a grandi. L’apparition de l’Amour sous sa forme allégorique est sur le même mode que dans l’air. Quant à Argus, autre figure mythologique, prince argien aux cent yeux chargés par Héra de la garde d’Io, il peut être sur le plan de la comédie remplacé par les valets, voire… par les spectateurs. La mère devient celle qui se trompe, celle qu’il faut “envoyer à l’école”, comme dit le vers-refrain. Et le titre L’École des mères s’éclaire différemment : le lieu désigné est maintenant celui où l’on apprend quelque chose, où les mères sont élèves, où, peut-être, elles apprennent à devenir de bonnes mères.

Les autres strophes, quant à elles, mettent en place des saynètes qui peu à peu remplacent le couple mère-fille par différents couples d’amants. Comme ces saynètes sont toutes rassemblées sous un chapeau commun, on peut se demander si elles ne servent pas à faire l’enseignement des mères. Les strophes 2-7 auraient alors pour fonction d’illustrer le propos tenu dans la strophe 1 du vaudeville et dans l’air. Sont présentés des comportements d’amoureux, comme si “l’école des mères”, qui thématiquement suit “l’école des femmes”, était ici prolongée par une “école des maris”  829 .

Les saynètes jouent avec les déplacements : référence à la pastorale dans la strophe 3, transposition dans un autre univers de la campagne, celui des paysans dans la strophe 4. Divers dysfonctionnements sont montrés. Dans la strophe 2, le dysfonctionnement du couple tel qu’il est décrit tient au décalage entre l’amour et l’argent autour de la question du don. Donner de l’amour et donner de l’argent, c’est tout un. Dans la strophe 3, c’est l’inefficacité d’un discours sans actes qui est mise en lumière. Le dire se heurte au faire. L’interruption du discours amoureux de Sylvandre montre son invalidité. Le dire sans le faire est condamné à l’aporie, d’où le silence qui s’installe à la fin de la strophe.

Dans les strophes 2 et 3, il y a donc échec d’une parole amoureuse qui n’a pas de prise sur le réel, qui, coupée de l’action, tourne à vide.

Dans la quatrième strophe, le rapport du dire au faire est perverti ; le dire ne désigne pas le réel, car l’injonction réelle de suivre n’est pas dicible par la jeune fille qui obéit aux codes de la bienséance. Mais le garçon ne décode pas le non-dit et en reste à la surface du discours. Alors que cette distorsion était dénoncée dans les deux strophes précédentes, ici inscrite comme inhérente au discours amoureux, elle est partie prenante de son code. L’école préconisée au dernier vers n’est pas celle de la générosité, ni celle de la parole, mais celle de la rhétorique des codes qui régissent les relations amoureuses.

La strophe suivante est, cette fois, une histoire sans paroles, du moins entre les amoureux. L’inadéquation n’est pas, en l’occurrence, du dire au faire, mais du faire au faire ; c’est un comportement (l’évanouissement feint de Nicole) qui est codé et n’est interprété qu’en surface par Blaise, qui va chercher du secours. “La pauvre enfant” se comprend soit du point de vue du benêt Blaise, soit du point de vue ironique du locuteur. Quoi qu’il en soit, puisqu’il méconnaît les codes élémentaires de la gestuelle amoureuse, Blaise est invité à aller à l’école, celle où s’enseignent les comportements et la gestuelle de la séduction.

La strophe suivante présente une autre situation qui nous fait quitter l’univers de la campagne. Nous sommes là de plain-pied dans l’atmosphère de la comédie, avec un couple qui inverse les données de la strophe 2. En outre “la jeune Philis” rappelle “le jeune objet”. Les circonstances sont précisées en détail. L’éloignement, au contraire de ce qui se passe dans la strophe précédente, cause le désastre. Les personnages extérieurs (les amis que va chercher Blaise pour soigner l’évanouissement de Nicole, le confident qu’envoie l’amant à Philis pour la consoler de son départ) sont inversés :

L’inadéquation de l’amant à la situation est à la fois dans les actes et dans les paroles. En effet, toute l’ambiguïté du terme “console” (“Vas-y, dit-il, et la console”) n’est pas perçue par le naïf qui, par ailleurs, puisqu’“il se fie à son confident”, ne sait pas que l’adjuvant est un opposant potentiel. Il ignore les codes du théâtre, auxquels le terme même de confident fait référence (même si, on le sait, le confident est un rôle traditionnel de la tragédie, non de la comédie  830 ). C’est à l’école de la méfiance… ou à l’école du spectateur que les lazzi du vers-refrain envoient ce nigaud.

La dernière strophe nous ramène à la situation de la farce, malgré le nom d’Aminte qui appartient plutôt à la comédie noble  831 . On retrouve dans ce couplet le trio femme-barbon-neveu qui, avec quelques nuances, rappelle celui de L’École des femmes. Mais ici le couple est marié, situation bien scabreuse pour le théâtre de Marivaux  832 . Dans cette saynète encore, langages et gestes sont des masques. Le double jeu d’Aminte, “la matoise”, est dans la querelle feinte qu’elle a avec le neveu de son mari, qu’elle prétend chasser de la maison. Le vieux mari ne décode pas le comportement de son épouse et entreprend d’obtenir d’elle qu’elle continue à cohabiter avec le jeune homme ; il “la flatte, la cajole” et croit avoir réussi un bel exploit en réconciliant femme et neveu. La victoire immorale d’Aminte est lisible dans le passage du couple légitime au couple adultère.

Avec ces différents couplets, sont passées en revue toutes (ou de nombreuses) facettes de l’art de tordre le langage.

Notes
823.

Comme on l’a dit, il est intégré à l’action et Monsieur Damis en est le commanditaire. Il affirme avoir eu pour projet de l’offrir, mais il n’en a pas parlé auparavant, au contraire de Madame Argante qui, très tôt, annonce le bal. Le divertissement est la preuve tangible de l’effacement de Monsieur Damis et de son passage actantiel du rôle de sujet à celui d’adjuvant. De même, le divertissement vient juste après l’indica­tion didascalique de la réconciliation entre Madame Argante et sa fille. Du coup, la fin de la pièce met en valeur les mots divertissement et amuser dans la réplique et s’achève, dans les didascalies, sur le mot joie.

824.

Signalons une bonne fois que l’orthographe de ce nom propre est indécise. Une majorité de dictionnaires et d’auteurs utilisent la graphie Panard, d’autres celle avec géminée. Mais les compatriotes du dramaturge, né à Courville-sur-Eure (Eure-et-Loir), préfèrent la géminée. La rue principale du bourg (où il se trouve que j’ai habité) et sa salle de spectacle s’appellent indéniablement Pannard. L’enquête continue…

825.

Cf. les Journaux, dans l’édition de F. Deloffre et M. Gilot (1988), notamment p. 79-80 (“Lettre contenant une aventure”) et 176-179 (Feuille 12 du Spectateur français). Références rappelées par C. Cave (1992).

826.

L’opposition entre les adversaires joue aussi sur le décalage entre l’importance du dispositif mis en place (cf. les pluriels, les balancements, les alexandrins réguliers) et la facilité avec laquelle il est déjoué (victoire progressive du singulier) :

Vos avis sont prudents, vos maximes sont sages, P-PMais malgré tant de soins, malgré tant de rigueur, P-SVous ne pouvez d’un jeune cœurP-SSi bien fermer tous les passagesPQu’il n’en reste toujours quelqu’un pour le vainqueur.S-S La conjonction mais opère ce bouleversement total.

827.

De ce fait, on n’est pas dans le modèle moliéresque dans lequel c’est au père de tenir ce rôle castrateur. Cependant, la complexité chez Marivaux tient à l’ambiguïté, puisque la tyrannie maternelle s’établit au nom de l’amour. Chez Molière, les mariages imposés doivent se faire dans l’intérêt du père. Mais dès que l’amour maternel est en jeu, les choses sont plus compliquées.

828.

Cf. la note 3 de H. Coulet et M. Gilot (1993), II, p. 818, citant le Dictionnaire de l’Académie : “En style de poésie et de galanterie les amants appellent leurs maîtresses […] Divin objet, Charmant objet”. Même idée chez A. Sancier-Chateau, Introduction à la langue du XVII e siècle, p. 35 : “proche de la valeur étymo­logique, le mot désigne ce qui est opposé à la vue, ce qui se présente au regard ou à l’imagination (…). Mais le mot est constamment employé, ‘poétiquement’ selon Furetière, pour parler de ‘belles personnes qui donnent de l’amour’”.

829.

A. Rivara (1994), p. 403-404, montre le caractère inquiétant de ce divertissement : “les divertissements se nouent subtilement à l’action, dans ce théâtre qui, selon Philip Robinson, ne cherche pas ‘l’illusion drama­tique’ par le vraisemblable classique mais ‘un monde de l’artifice accepté’. Nuançons ce propos : le ‘geste naturel’ est aussi important que le jeu. Dans L’École des mères, le divertissement ‘décalé’ de Panard crée une distanciation : la tendresse honnête fait place à la farce en un contrepoids acidulé, second espace ou ‘registre’, celui des sollicitations du désir. Angélique épouse Éraste qui a un bon père : qu’est-ce que cela garantit ?”.

830.

On a au moins le contre-exemple de La Mère confidente, qui tisse avec L’École des mères des liens d’intertextualité très nets.

831.

C’est un personnage du Triomphe de Plutus.

832.

Cf. J. Emelina (1998), p. 82 : “la comédie, avant l’époque classique, autorisait, avec les contes, les écarts amoureux chez les personnages mariés, comme elle les autorisera, au vingtième siècle, dans la comédie de boulevard. Au temps de Molière, cela ne saurait être que ridicule ou odieux : Dom Juan, Tartuffe, Monsieur Jourdain”. La note 12, ibid., précise : “exceptons les pièces mythologiques comme Amphitryon et les farces comme La Jalousie du barbouillé ou La Femme industrieuse de Dorimond (1661), voire George Dandin”. La remarque s’applique tout à fait au théâtre de Marivaux, qui met en scène des séductions licites (amant/jeune fille en vue du mariage ; amant/veuve, etc.) sans adultère. Comme le précise J. Emelina, ibid., “les fluctuations des bienséances, ou plutôt des tolérances en matière d’écarts, fixent les limites, elles-mêmes fluctuantes, du plaisant”. Le trio mari-femme-amant, qui n’est évoqué que dans le vaudeville, fait donc référence à un univers qui est celui de la farce (cf. soubrette) ou… de l’époque.