I. L’esthétique de tableau

Il peut sembler a priori déconcertant d’utiliser l’expression “esthétique de tableau” dans la mesure où P. Frantz (1998) a montré que cette dénomination, et avec elle le concept recouvert, concernait plutôt le théâtre de la deuxième moitié du XVIIIe siècle. Marivaux est d’ailleurs explicitement exclu de son étude :

‘“Le tableau porte avec lui une conception renouvelée du spectacle théâtral, conception dont on ne se défera pas avant notre siècle. Largement extérieur encore au système dramaturgique de Marivaux, il nous permet de comprendre, à la fin du siècle, les innova­tions de Beaumarchais”  838 .’

De fait, l’esthétique du tableau part essentiellement des écrits théoriques de Diderot et des exemples pratiques du drame bourgeois. Nous ne chercherons donc pas à plaquer artificielle­ment sur le corpus marivaudien une esthétique postérieure, stérilement anachronique. Mais nous pensons que les fins des comédies en un acte de Marivaux tendent vers une construction de l’espace qui ne va pas sans rappeler celle d’un tableau. Quels indices avons-nous de cet état de fait ? Sur quels présupposés théoriques repose une telle affirmation ?

On peut dire d’abord que, historiquement, il n’est pas impossible que Marivaux ait pu connaître les travaux de l’abbé Du Bos et la manière dont ses Réflexions sur la poésie et la peinture ont établi de façon déterminante des liens entre le théâtre et l’art pictural  839 . En outre, les relations que l’œuvre théâtrale de Marivaux entretient avec la peinture de son temps, en particulier celle de Watteau, ont été clairement mises en lumière par R. Tomlinson (1981). De surcroît, il y a lieu de supposer que les théories de Diderot ne sont pas nées de rien, et il est probable que la réflexion sur les liens entre peinture et esthétique du tableau a émergé dans la première moitié du XVIIIe siècle  840 .

Un deuxième faisceau d’indices est donné par les conditions de la représentation à l’époque de Marivaux. Mal éclairée, encombrée de spectateurs  841 , la scène de la première moitié du XVIIIe siècle est a priori peu adaptée aux scènes de groupe. Or les scènes finales des comédies de Marivaux (et de nombre d’auteurs, de fait, puisqu’il s’agit là pratiquement d’un précepte des doctes) réunissent la plupart du temps tous les personnages sur le plateau. On peut en déduire que la gestion des corps dans l’espace saturé du plateau avait à s’accommoder d’un certain statisme et que l’écriture dramatique elle-même devait tenir compte, au moins inconsciemment, de cette contrainte extérieure, au moins jusqu’en 1759, date de l’évacuation des spectateurs de la scène  842 .

À ces deux facteurs historiques, s’ajoute un argument sans doute plus structurel. Il y a un probable penchant de la dernière scène à l’immobilité ; l’espace-temps se condense jusqu’au silence final. Cela tient au statut spécial de cette ultime scène, tout entière tendue vers la clôture de l’action ; cela tient aussi, probablement, à la nécessité de donner au lecteur-spectateur des signes stables que la fin approche.

Quoi qu’il en soit, quels qu’en soient les présupposés théoriques chez Marivaux lui-même, les scènes finales de ses pièces courtes tendent vers l’immobilisation corporelle et l’instauration de groupes de regardants et de regardés. C’est ce que nous examinerons d’abord. Ensuite, nous montrerons que Marivaux construit ses scènes de fin en bâtissant des plans simultanés ou consécutifs qui forment un ou plusieurs tableaux  843 .

Notes
838.

P. Frantz (1998), p. 5. De même M. de Rougemont (1988) p. 151, signale qu’une telle esthétique est incompatible avec l’encombrement de la scène qui a prévalu jusqu’à la réforme de Lauragais : “Le tableau n’existe, sur la scène comme en peinture, qu’à condition d’être encadré. Cette nouvelle forme d’expression, qu’on recherchait déjà confusément, ne paraît donc sur la scène de la Comédie-Française qu’à partir de 1759 et de la suppression des banquettes”.

839.

Cf. Du Bos (1719). Sur l’influence de cette œuvre auprès de ses premiers lecteurs, cf. P. Frantz (1998), p. 20-23, et R. Tomlinson (1981), p. 18-23.

840.

Sans compter qu’il y a aussi peut-être des liens moins évidents. Par exemple, les tableaux de l’époque étaient souvent encadrés de rideaux.

841.

Sur les conditions de la représentation et les obstacles nés de la salle de spectacle, cf. H. Lagrave (1972) p. 103 et suiv. ; P. Peyronnet (1974) p. 57-61 (l’encombrement de la salle), 67-69 (l’éclairage) ; M. de Rougemont (1988) p. 160-162.

842.

Suite à l’intervention de Lekain et à la générosité du Comte de Lauragais, qui décida de compenser le manque à gagner des comédiens. Cf. P. Peyronnet (1974) p. 99-101.

843.

M. de Rougemont (1988), p. 150-151, signale que souvent “le tableau présente ses personnages à l’ouverture du drame, ou marque dans un moment de péripétie et de confusion un arrêt dramatique rendant la situation lisible du regard, juste avant le retournement ou le dénouement”.