1. vers l’immobilisation des corps

Une caractéristique des fins marivaudiennes est la façon dont les corps sont immobilisés. Deux méthodes sont à l’œuvre pour ce faire. La première consiste à confier à un personnage une parole comparativement hypertrophiée. Dans un dialogue constitué principalement d’échanges rapides, cette situation rare de la tirade entraîne une partition dans le groupe des personnages entre celui qui dit son texte et les autres, devenus auditeurs : cette disposition favorise évidemment le figement.

C’est ainsi que Cléandre, arrivant au début de la scène XXV (Le Père prudent et équitable), prononce une tirade :

“Cléandre : ‑De mon destin, Monsieur, je viens vous rendre maître ;

‘Pardonnez aux effets d’un violent amour,
Et vous-même dictez notre arrêt en ce jour.
Je me suis, il est vrai, servi de stratagème ;
Mais que ne fait-on pas, pour avoir ce qu’on aime ?
On m’enlevait l’objet de mes plus tendres feux,
Et, pour tout avouer, nous nous aimons tous deux.
Vous connaissez, Monsieur, mon sort et ma famille ;
Mon procès est gagné, j’adore votre fille :
Prononcez, et s’il faut embrasser vos genoux…”.’

Certes, la tirade est de proportions modestes. Mais notons qu’elle est interrompue par les trois prétendants, qui, en un vers chacun indiquent leur renoncement à poursuivre le concours. Sans cette interruption, Cléandre se lancerait sans doute dans des développements rhétoriques un peu copieux. Quelque courte qu’elle soit, la tirade est encadrée de stichomythies qui en accentuent la particularité. Cette arrivée inopinée de Cléandre, aussitôt accompagnée de cette prise de parole marquée par sa longueur relative, sa solennité et surtout sa densité d’informa­tions de première importance, viennent absolument contrarier le mouvement extrême de la scène précédente, à tel point que même Crispin, qui, reconnu par les prétendants et chassé par Démocrite, s’apprêtait à quitter la scène, arrête sa sortie : toute la scène paraît s’immobi­liser.

Cette situation n’est pas la plus fréquente. En général, les dernières scènes de Marivaux montrent clairement et explicitement une immobilité des corps dans une posture qui suspend le temps et provoque la formation d’une image fixe répérable et reconstituable. La posture la plus représentée (elle est explicite aussi dans la tirade citée de Cléandre) est, on l’a remarqué plusieurs fois au cours de cette étude, celle de l’agenouillement, qui met les enfants aux pieds de leurs parents et les amants aux pieds de leur bien-aimée.

Lorsque cette immoblisation intervient dans la toute dernière scène, se constitue alors un tableau qui répartit l’ensemble des personnages dans une image fixe. À l’aide des indications textuelles et didascaliques, il est possible de reconstituer la composition globale de cette image, par l’organisation des corps dans cet espace limité qui joue à la fois sur l’horizontalité et la verticalité. Nous prendrons l’exemple très représentatif de L’École des mères et du Père prudent et équitable.