2. le rapport regardant-regardé

a. dans les textes

Les pièces qui s’achèvent par un mariage déplacent le tableau en le faisant remonter à l’avant-dernière scène. Celle-ci, scène de dénouement, s’achève sur l’image immobile des deux jeunes gens, le jeune homme aux genoux de la jeune femme. La dernière scène se caractérise presque invariablement par l’intrusion des autres personnages qui sont autant de spectateurs de l’amour enfin déclaré que leur regard va officialiser. La situation engendre une partition entre personnages regardants et personnages regardés. Cela entraîne une isotopie du regard dans les débuts de la scène dernière :

‘“Le Marquis : ‑Que signifie ce que je vois ?” (Le Préjugé vaincu) ;
“Madame Argante : ‑Eh bien ! Monsieur, mais que vois-je ?” (L’Épreuve) ;
“Madame Argante : ‑Ah ! que vois-je ?” (La Femme fidèle)…’

La dernière occurrence est décalée par rapport aux autres : ce qui étonne Madame Argante, en l’occurrence, ce n’est pas le tableau de l’homme agenouillé aux pieds de la Marquise sa fille, mais l’identité de cet homme, son gendre qu’elle croyait mort. Marivaux, comme si souvent, s’amuse avec ses propres codes et les théâtralise. Mais le décalage même, en ce qu’il institue un canon esthétique susceptible d’être détourné, tend à prouver que le tableau qui précède est de règle.

La présence simultanée de personnages témoins et de personnages observés crée un effet de mise en abyme, puisque, par cette insistance sur la chose à voir, le lecteur-spectateur, comme les personnages entrants, focalise son regard sur le couple et sur sa posture. Par ce gros plan, le tableau exclut de ce fait quelques figures qui se trouvent dans une zone limite entre l’espace de jeu et l’espace des spectateurs.

Parfois, l’expression “que vois-je ?” est remplacée par un procédé qui a la même fonction : le personnage entrant commente l’image qui ferme la scène précédente, avec souvent une marque de subjectivité (comme “il me semble”) qui crée le même type de phénomène comique que le “que vois-je ?” décrit plus haut. On a l’impression que le personnage doute de ce qu’il voit effectivement, et que le lecteur-spectateur voit ou imagine en toute netteté :

‘“Monsieur Argante : ‑Oh, oh ! ils sont, ce me semble, d’assez bonne intelligence” (Le Dénouement imprévu) ;
“Hortense : (…) Mais vous baisez la main de la Comtesse, ce me semble” (Le Legs) ;
“Madame Argante : ‑Vous êtes aux genoux de ma fille, je pense ?” (L’Épreuve) ;
“Le Marquis : ‑Dorante à vos genoux, ma fille !” (Le Préjugé vaincu).’

Il est notable que la remarque du personnage inaugural de la scène dernière agit rétrospec­tive­ment comme une contrainte sur la scène précédente. Il est incontournable, a priori, que Lucidor se trouve aux pieds d’Angélique lorsque Madame Argante entre sur scène. Les informations qu’apportent ces commentaires sont contraignantes mais précieuses. Ainsi, dans Le Préjugé vaincu, le texte de la réplique ne duplique pas complètement les didascalies mais oblige à interpréter un chaînon manquant (cf. supra p. 486) : Dorante a-t-il désobéi à l’injonction d’Angélique de la fin de scène précédente (“Levez-vous”) ? S’est-il relevé puis s’est-il laissé retomber aux pieds de sa bien-aimée ? Toujours est-il qu’en entrant le Marquis constate de visu l’agenouillement de son futur gendre.

La fonction de ces répliques traditionnelles est multiple : il faut répartir les personnages entre ceux qui regardent et ceux qui se laissent regarder et donner une information textuelle sur le tableau visuel en cours, en attestant pour le lecteur par les mots d’un personnage ce que le spectateur doit immanquablement voir sur le plateau. Finalement, le rapport exclusion / inclusion que nous avons évoqué donne l’impression d’un double tableau :

Le tableau 1, sur lequel l’attention est majoritairement focalisée, est commun aux personnages regardants et aux lecteurs-spectateurs ; le tableau 2, lui, n’est accessible qu’aux lecteurs-spectateurs.

C’est dans Les Acteurs de bonne foi que le rapport entre regardants et regardés recèle la plus grande complexité. Les scènes XII et XIII sont entièrement bâties sur une ambiguïté à cet égard. Dans la scène XII, les acteurs de Merlin sont en position de jouer leur impromptu pendant que les autres personnages se font spectateurs de cette petite comédie. Madame Argante invite madame Amelin à s’asseoir au début de la scène XIII et on peut supposer que les autres personnages regardants l’imitent : Araminte, Angélique et Éraste sont supposés assis eux aussi. Il y a donc clairement sur le plateau un espace de jeu et un espace de spectateurs, même si la barrière du quatrième mur n’est respectée ni par les uns ni par les autres. L’arrivée du notaire vient briser cette fragile frontière. C’est alors lui qui devient l’objet de tous les regards, et le personnage d’un autre impromptu auquel se joignent Madame Amelin et Araminte puis, à son insu, Madame Argante, alors qu’Éraste et Angélique, specta­teurs très intéressés, brisent le quatrième mur. Il y a renversement du statut d’acteurs et de spectateurs :

Deux niveaux de spectateurs se dessinent ainsi, selon leur degré d’intéressement à l’action impromptue qu’a engendrée l’arrivée intempestive du notaire. L’inversion complète des acteurs de l’étape 1 en spectateurs passifs est clairement désignée par le commentaire de Lisette : “Vous voilà raccommodés ; mais nous…”.